Il est de plus en plus question aujourd’hui du mal-être des professionnels de santé au travail. Les vétérinaires n’y font pas exception.
Mais entre addiction au travail et implication et passion, comment faire la différence ?
Dans les années 70, moins de 4 000 vétérinaires exerçaient en France.
Ils travaillaient le jour et la nuit, toute l’année, plus à la campagne qu’en ville et plus auprès du bétail que des animaux de compagnie. Ils travaillaient beaucoup, c’était connu, et ils ne s’en plaignaient surtout pas. Ils ne comptaient pas leurs heures et l’idée de ne travailler chacun que 35 heures par semaine les aurait sans doute fait rire d’incrédulité. Travailler beaucoup et le clamer, voire s’en vanter, était plutôt une façon jubilatoire de s’affirmer.
Les vétérinaires subvenaient aux besoins du pays :
Tout cela, c’était bien sûr avant la création d’un ministère du Temps libre et une durée du travail autoritairement fixée à 35 heures par semaine.
Depuis, de très nombreux changements, notamment culturels, sont intervenus. Il n’est pas outrecuidant d’affirmer que, dans notre pays, le travail a très largement et très profondément été dévalorisé. Dans une conversation de famille, mon beau-frère invoquait l’étymologie (latin tripalium instrument de torture) pour assimiler le travail à une véritable torture ! Les troubles autour de la réforme des retraites l’ont largement révélé, s’il ne fallait que cet exemple : travailler plus apparaît aujourd’hui impensable aux Français qui, quoi qu’ils en disent, n’ont globalement jamais aussi peu travaillé ; les slogans employés sont hautement révélateurs.
La société a changé, la vie a changé. La vie change encore sous nos yeux. D’aucuns parlent de changement de paradigme. Evolution ou révolution ? Les vétérinaires n’y échappent pas et il faut considérer ce fait objectivement, sans trop d’émotions, en faisant l’effort, pour les plus anciens notamment, de faire abstraction de leurs idées préconçues et de leurs certitudes parfois trop péremptoirement affirmées.
Les vétérinaires jeunes pères consacrent autant de temps que les mères à s’occuper des enfants, mères qui sont, du reste, devenues majoritaires au sein de la profession. Elles travaillent et ne sont aujourd’hui aidées à la maison que par le père de leurs enfants dans les tâches domestiques. Il faudrait aussi prendre tout cela en considération et bien d’autres changements aussi…
Les vétérinaires sont aujourd’hui 20 000. Le bétail est moins nombreux, en tout cas, les exploitations agricoles sont considérablement moins nombreuses, les grandes prophylaxies collectives sont terminées et, paradoxalement, les éleveurs peinent de plus en plus souvent et dans de plus en plus d’endroits à trouver les services d’un vétérinaire. C’est du reste parfois aussi le cas pour les propriétaires d’animaux de compagnie, notamment la nuit ou les jours fériés. Mais ici, en revanche, le nombre d’animaux a explosé.
Dans le même temps, on rapporte que des vétérinaires seraient en souffrance au travail, que leur santé physique et psychologique serait affectée. On signale un taux élevé de burn-out, d’idées suicidaires et même de suicides réussis (4 fois la moyenne nationale). Et la charge de travail apparaît paradoxalement comme possiblement préoccupante. Les médias vont jusqu’à présenter tout le corps professionnel comme en mal-être…
Cette situation a conduit le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires et l’association Vétos-Entraide à confier à un universitaire, le Professeur Didier Truchot, professeur de psychologie sociale, du travail et de la santé, une étude scientifique sur ces questions.
Un travail de grande ampleur et de grande qualité sur plus de deux ans a confirmé la réalité d’une proportion importante de troubles somatiques et psychologiques au sein de la profession. Une analyse fine en a été réalisée, à la recherche des causes telles que l’impact des événements de la vie sur les vétérinaires et surtout l’effet des pressions sociales.
S’intéressant au burn-out, au suicide et, de façon générale, à la santé et au bien-être ou au mal-être des vétérinaires, l’étude a notamment catégorisé et hiérarchisé les principaux facteurs de stress. Ont notamment été isolés :
L’étude* a recherché des corrélations, voire des relations de causalité, avec le mal-être au travail en considérant l’âge, le genre, le statut des individus (célibat ou vie en couple), les types et modes d’exercice, la charge de travail, les gardes et astreintes
Parmi les causes de malaise ou de mal-être au travail, une addiction d’une partie des vétérinaires au travail a été identifiée par le Professeur Truchot et son équipe. Ainsi, non seulement certains seraient malades au travail, voire malades du travail, mais d’autres seraient véritablement fous du travail !
En effet, dans la Revue de l’Ordre des vétérinaires d’août 2022, le Professeur Truchot signe un article intitulé "Les vétérinaires seraient-ils addicts au travail ?". Dans une autre publication, qui ne concerne pas les vétérinaires, il s’interroge pour savoir qui sont les fous du travail. Cette addiction au travail est dénommée aussi ergomanie ou même workaholisme. Nous nous interdirons ici l’emploi de cet anglicisme. Alors de quoi s’agit-il ?
La notion d’addiction au travail a été proposée pour la première fois par le psychologue américain Wayne Oates en 1968. Il a établi un lien entre la relation que certains peuvent entretenir avec leur travail et l’addiction que d’autres peuvent avoir pour l’alcool.
Cette dépendance addictive ne consiste pas seulement en un nombre excessif d’heures travaillées. Elle est caractérisée aussi par une pulsion interne à travailler. C’est, pour certains auteurs, un trouble compulsif.
L’ergomane est, selon Carl Selinger, cité par Didier Truchot, "une personne qui travaille au détriment de sa famille et de sa vie personnelle. Il a la compulsion de fournir encore plus de travail."
Le Professeur Truchot donne trois caractéristiques des personnes atteintes de l’addiction au travail :
Ce trouble comporte une composante comportementale et psychologique. Les personnes ergomanes ont une difficulté à se détendre pendant leurs heures de loisirs, loisirs qu’elles ne désirent généralement pas. Selon certains auteurs, l’ergomanie perturbe la qualité du sommeil. Le Professeur Truchot décrit les conséquences de ce trouble dans la relation avec autrui, au travail et en famille.
Le paradoxe est que cette addiction n’est pas associée à une meilleure efficacité dans le travail, au contraire. Elle conduit à l’épuisement professionnel, au burn-out.
Selon l’étude conduite auprès de la profession vétérinaire française, plus d’un tiers des vétérinaires seraient concernés par ce trouble d’addiction au travail. C’est une proportion importante et étonnante, surtout quand on la considère comme un trouble.
Les femmes vétérinaires seraient davantage concernées que les hommes par ce phénomène.
Selon le Professeur Truchot, contrairement à l’image valorisée du bourreau de travail, les vétérinaires addicts au travail se distinguent par une mauvaise santé physique et psychologique. Ce trouble est pathogène car il nuit tant à la personne atteinte qu’à son entourage, c’est-à-dire ses collègues au sein de l’équipe et ses proches, famille et enfants.
Les organisations et associations professionnelles vétérinaires se sont préoccupées de la détresse exprimée par de plus en plus de consœurs et confrères, principalement dans les nouvelles générations. L’Ordre des vétérinaires en premier lieu, ce qui est normal en raison de sa mission sociale. Il s’agissait d’abord de constater objectivement et scientifiquement les faits, d’où l’étude confiée au Professeur Truchot.
Le diagnostic étant établi, il convient d’apporter des solutions aux vétérinaires en détresse aiguë. La dernière revue de l’Ordre des vétérinaires (numéro 85, mai 2023) propose, sous la plume du DV Corinne Bisbarre, dans le cadre de l’entraide professionnelle, un véritable carnet d’adresses à contacter en fonction des situations.
S’agissant plus spécialement de l’addiction au travail, gageons que dès lors que les individus concernés auront analysé et compris leur propre situation, ils sauront - ou du moins pourront - en tirer les conséquences et trouver eux-mêmes - ou en se faisant aider - les solutions à leur problème particulier.
Bien sûr, les organisations professionnelles, tirant parti des analyses effectuées, sauront contribuer à la recherche de solutions préventives globales sur le long terme.
Pour autant, comme le dit et l’écrit avec insistance le Professeur Truchot, l’addiction au travail ne doit pas être confondue avec l’engagement au travail, celui des sujets captivés et rendus enthousiastes et heureux par leur activité professionnelle :
Il ne faudrait pas oublier que ces vétérinaires sont largement majoritaires. Travailler beaucoup permet, selon D. Truchot, "d’investir du temps et de l’énergie sur des projets, et donne du plaisir. L’engagement professionnel est source de bien-être".
En conclusion, faire la part des choses
Il est important, pour les institutions vétérinaires en charge de missions sociales, de se préoccuper, pour les comprendre et les prévenir, de phénomènes émergents ou dont l’identification apparaît préoccupante, tels que le burn-out, le suicide et l’addiction au travail.
Mais le coup de projecteur donné sur certaines difficultés de la profession ne doit pas occulter son large versant positif, à travers la multitude de métiers-passion qu’elle comporte et de vies pleinement réussies.
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