Les autorités de santé sont mises au défi réglementaire par les changements rapides et de grande ampleur qu’elles doivent gérer : changements sociologiques (manque de professionnels et patients toujours plus nombreux, plus âgés et plus complexes), sauts technologiques majeurs (génomique, IA, marqueurs biologiques…) sont autant de nouveaux contextes, avec une augmentation incroyable du volume de connaissances et pratiques à mettre en jeu et à actualiser. Beaucoup de ces changements devraient contribuer à une amélioration des soins, mais les nouveaux risques sont dans l’immédiat multipliés par ces nouveaux contextes, et nécessitent à l’évidence de nouvelles approches de réglementation.
Dans les faits, c’est toujours la même approche de base de réglementation de la sécurité du patient qui persiste : basée sur la sanction des écarts aux recommandations, justifiant la surveillance, le signalement et les corrections apportées aux pratiques dans une logique largement individuelle des acteurs de premières lignes (médecins, professionnels au sens large).
Une nouvelle vision moins rétrospective, moins individuelle, plus prospective, plus collative serait sans doute requise pour ces nouveautés. On en parle souvent depuis 10 ans, mais on la voit peu se traduire en pratique. Les régulateurs continuent à viser surtout les individus et institutions de soins dans leurs politiques de sanction, sans doute aussi parce qu’ils sont attendus (par les citoyens) sur cette tâche de signalement des mauvais acteurs.
Dans la majorité des cas, les professionnels de santé qui ont fait l’erreur "finale", sont les derniers acteurs, les plus proches du patient. Cela traduit de fait une défaillance plus systémique en amont. Il serait pourtant logique de ne pas les sanctionner et de réserver la sanction uniquement aux seuls professionnels qui décident volontairement et sans précaution de s’écarter des bonnes pratiques en faisant courir un risque au patient (certains appellent ces rares cas en anglais : "sex, drugs and rock’n’roll cases").
Des collègues norvégiens et anglais (Wiig, Calderwood, et al 2004) constatent que l’accélération des changements est d’une vitesse bien supérieure à la vitesse du changement des professions et des organisations supports.
La logique qui s’impose alors aux autorités est souvent le "toujours plus réglementaire" encadrant la pratique, au risque d’une pratique médicale de plus en plus défensive.
La réalité est différente, avec de plus en plus de nouveaux acteurs très experts des nouveautés, pas forcément professionnels du soin, qui doivent être admis comme collaborateurs nécessaires des soignants. On doit trouver de nouvelles formes de coopération à mettre en jeu pour en préserver éthique, utilité et efficacité, sans tomber dans une monde d’accolement d’hyper spécialistes en silo qui ne saurait plus communiquer entre ces silos. Les mécanismes d’inspection et surveillance des autorités doivent évoluer en conséquence.
En fait, c’est peut-être même tout l’édifice de la médecine classique avec son colloque singulier qui est à reconsidérer, tant les changements systémiques imposent maintenant une vision collective et collaborative de la prise en charge, où le collectif associe différents professionnels (de soin, de la technique, de l’organisation et de la gouvernance), et plus encore différents systèmes techniques ayant chacun leur propre intelligence.
Dans ces nouvelles situations, l’événement indésirable devient le produit (ou l’échec) de ce système collaboratif, et ne peut plus relever d’une sanction individuelle. La nouvelle approche de sécurité doit plutôt sanctionner le microsystème collaboratif en cause, à travers des outils comme l’autorisation (de pratique de ce microsystème, de licence, de spécialisation, d’utilisation d’outils avancés) ou l’obligation de formation, d’accompagnement imposée de l’extérieur. Les conséquences sont à considérer tout autant pour la gouvernance des autorités que pour la justice et les assurances.
D’autres avancées pourraient aussi consister à faire adopter en médecine le principe de Système de Management de la Sécurité (SMS), devenu maintenant standard pour toutes les industries, avec un regard plus fort sur la technologie à prendre en compte, le leadership collaboratif à installer et la culture à développer dans ces nouvelles entités sociotechniques au contact du patient. Avec aussi l’idée que ces SMS doivent se réinterroger et évoluer pour s’adapter au rythme (effréné) des changements systémiques.
On doit apprendre à quitter une position stable de réglementation, de plus en plus inadaptée, et développer un cadre réglementaire prospectif et spécifique aux transitions sociotechniques accélérées. Il faut de fait moins raisonner sur les états, et plus raisonner sur les instabilités et les chemins à parcourir de façon la plus sûre possible entre les multiples états du système de soins qui se succèdent à l’échelle des années, parfois des mois (alors qu’ils évoluaient à peine à l’échelle des décennies passées).
Dans un monde aussi complexe et évolutif, on peut aussi garder un peu d’optimisme puisque les accidents médicaux graves restent plutôt limités et à la baisse. Ce fait est indiscutablement à mettre au crédit de la résilience de ses acteurs. Il faudrait dans cette logique mieux capturer toutes les adaptations jugées gagnantes, introduire d’une certaine façon un rex positif qui puisse servir – en attendant des réformes plus profondes - à enseigner des pans de nouvelles bonnes pratiques propres aux conditions perturbées d’exercice.
Enfin, la santé pense souvent qu’elle est dans une situation unique, différente du reste de l’industrie, et qu’elle relève de solutions spécifiques. Ce n’est pas vrai, en tout cas définitivement plus vrai ; les questions de rapides changements technologiques et de manque chronique d’effectifs sont devenus des standards pour la plupart des industries à risques, et les autorités de ces industries se questionnent de la même façon que les autorités de santé sur les mêmes questions (Beider et al 2004).
Il est donc encore plus important que jamais de rallier tous ces points de vue et de bénéficier de l’expérience et des essais-erreurs de chacun.
Pour aller plus loin
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