Une équipe anglaise du King’s College London (Cribb, 2022) vient de publier une analyse approfondie sur les liens et parfois les contradictions existantes entre politique de sécurité du patient et pratiques de compensation et de justice pour les victimes des accidents médicaux. Même si une grande partie de ces éléments est familière aux lecteurs de la Prévention Médicale, il est apparu utile de partager les leçons, contradictions et recommandations de ces auteurs pour éclairer et animer les débats que chacun peut avoir à mener sur le sujet.
L’idée de "culture juste" gagne progressivement la médecine après avoir conquis l’industrie. Elle s’appuie sur le constat qu’une culture du blâme et de la sanction dessert plus la sécurité qu’elle ne la sert, réduisant le signalement et la confiance des professionnels, rendant le système encore plus opaque et moins propice à tirer les leçons et apprendre des erreurs passées.
Les victimes et leurs familles ont aussi des attentes pour un système plus ouvert, même s’ils restent souvent déçus par les réponses organisationnelles du système, et si spontanément ces victimes sont encore trop souvent en attente d’une culture de blâme de ceux qui ont "mal fait".
Sur le fond, les réponses de la justice aux erreurs médicales sont rarement discutées explicitement. Elles conditionnent pourtant la réalité de la montée en puissance d’une culture juste sur le terrain.
Il n’y a cependant pas de définition simple, convenue et globale de la justice, sauf peut-être à un niveau très abstrait où la justice signifierait "chacun donne et reçoit ce qu’il doit et ce qui lui est dû".
Mais sous ce grand parapluie se cachent différentes conceptions de la justice qui racontent des histoires assez différentes sur les choses qui sont dues, par qui et à qui.
Si les personnes impliquées dans la sécurité des patients doivent répondre avec respect et sagesse aux préoccupations concernant la justice, une première étape importante consiste à répondre plus directement aux questions sur la nature de la justice.
Il existe plusieurs conceptions pertinentes de la justice :
Une conception courante de la justice, largement acceptée pour les crimes est une "justice rétributive ou punitive".
La justice pénale et les sanctions par l’Ordre des médecins relèvent de cette catégorie. On punit l’auteur du crime par le jeu de poursuites juridiques et de condamnations pour les dommages causés. Bien que la punition puisse viser d'autres objectifs, servir, par exemple, de dissuasion pour passer à nouveau à l’acte, cette justice a pour vocation essentielle de s’appliquer nominalement aux personnes qui ont commis des torts.
Ce n’est pas une vengeance car les émotions personnelles de la victime ne sont pas censées entrer dans le calcul de la peine appliqué, seuls les actes criminels comptent.
Par opposition à la précédente appelée "rétributive", on est ici dans une justice qui vise surtout à réparer le lien social, et qui est dite "distributive".
Le bénéfice commun est priorisé sur le bénéfice individuel. Elle est souvent interprétée comme étant anti-punitive en combinant deux courants de pensée différents.
Le premier volet détourne complètement l'attention du blâme pour se concentrer sur la recherche des causes individuelles ou systémiques qui produisent des échecs et les actions de corrections. Cette première voie supprime de fait le regard sur la faute personnelle du professionnel.
Le deuxième volet, en revanche, étend la responsabilité au-delà du "dernier" professionnel "qui a fait l’erreur" vers les nombreuses personnes qui ont la responsabilité collective de l'organisation et de la performance du système de soins.
Ces deux volets sont généralement justifiés en termes "utilitaires", c'est-à-dire en référence au bénéfice global qu'ils peuvent produire dans l'apprentissage du système et, en fin de compte, dans la prévention des dommages.
Il s'agit d'une autre conception "corrective" différente de la justice pénale/ordinale. On pourrait l’associer à l’idée de justice indemnitaire, dans le cadre d'une procédure civile ou administrative.
Il s'agit de chercher à "arranger les choses" à l’amiable entre parties. La principale préoccupation est de savoir comment réparer les dommages causés aux personnes affectées par les défaillances, y compris les dommages au tissu social et moral, tels que la confiance et les relations.
Ce qui importe ici, c'est qu'un effort sincère soit fait pour "réparer" les dommages subis par les victimes. Comme pour la justice pénale, l'objectif est de chercher à "réparer" les victimes dans l’histoire concerné, et cela peut ou non produire des avantages secondaires sur l’amélioration des soins, mais et ce n'est pas son propos central.
Ces trois conceptions de justice ont évolué en même temps que l'évolution des discours sur la sécurité des patients. On a quitté largement le domaine pénal, même s’il existe évidemment encore à la marge, parce que ce domaine était l’archétype d’une "culture du blâme" dont on sait toutes les critiques associées sur l’encouragement à cacher, à taire, à ne pas apprendre des erreurs, bref tout l’inverse de ce qui était souhaité en sécurité du patient.
En revanche, la promotion d'une "culture juste" illustre bien la reconnaissance du fait que les préjudices subis par les patients sont rarement la seule conséquence d'actes répréhensibles individuels, mais qu'ils sont plutôt rendus plus probables par des facteurs latents situés dans l'organisation des soins.
Cette approche systémique, sur laquelle une grande partie de la politique de sécurité des patients est élaborée remplace "la recherche de fautes" et "le blâme" par "l'apprentissage" et la "réduction des risques".
Pour autant, le blâme n'est pas complètement éliminé, mais plutôt largement partagé au sein des organisations.
Ceci n’est pas contradictoire avec une vision de "culture juste" qui promouvrait également une vision réparatrice (mais pas pénale), arguant qu'il s'agit d'organisations répondant aux besoins de ceux qui ont été lésés – en premier lieu les patients et les familles, mais aussi les professionnels qui sont parfois considérés comme des "secondes victimes de manquements à la sécurité" (par exemple, lorsqu'elles étaient simplement de service au moment où un défaut de sécurité est devenu manifeste). Il faut impliquer le personnel afin qu'il ne se sente pas abandonné. Mais cela n’exclut pas d’inclure des excuses, un accord sur des mesures correctives et une indemnisation.
Ces multiples conceptions de la justice créent des défis importants pour la sécurité des patients, tant sur le principe qu'en pratique.
La question centrale pour tous ceux qui s'intéressent à la conception et à la mise en œuvre de politiques et de procédures de sécurité plus "justes" est de déterminer avec quelles conceptions de la justice ils doivent travailler et mettre l'accent.
Nous ne pouvons pas simplement "choisir" une conception de justice et négliger les autres parce que toutes ces justices ont une certaine pertinence, mais pour des objectifs et acteurs différents (les victimes, les patients, les professionnels). Les valeurs mises en avant - sanctions proportionnées, apprentissage et responsabilité partagés, et réparation des dommages - semblent toutes importantes.
Une réponse plausible consisterait simplement à dire que nous devrions les aborder simultanément. En effet, à première vue, ces conceptions ne sont pas intrinsèquement incompatibles. Mais il reste des tensions qui soulèvent encore d'importantes questions éthiques sur les meilleures et les pires combinaisons. Ce ne doit pas être des questions réservées aux philosophes et théoriciens ; ce sont des questions pour tous ceux qui s'intéressent à la sécurité des patients d'une manière éthique et juste.
L'existence de différentes conceptions de la justice donne lieu à d'importants dilemmes et incertitudes dans la pratique :
- Une organisation peut officiellement prôner l'absence de blâme ou soutenir une approche utilisant des méthodes de recherche de causes profondes organisationnelles, mais dans la pratiques quotidienne, le personnel peut toujours avoir l'impression d'être traité de manière punitive.
- Une organisation accepte officiellement la responsabilité du système pour les préjudices subis par le patient, mais le patient peut percevoir cela comme un moyen pour tous les individus (y compris les cadres supérieurs) d'échapper aux sanctions justifiées.
- Les professionnels et les patients peuvent s'inquiéter de l'importance ou de l'utilité de certaines formes de "réparation morale", d’excuse et d’accusation diverses quand elles ne semblent pas être associées à une véritable reconnaissance de faute de la part de quiconque.
Cet essai est une première étape critique vers un débat plus approfondi et plus ouvert.
On peut toutefois suggérer certaines implications pour ceux qui travaillent dans le domaine de la recherche, des politiques de compensation aux victimes, et de la pratique en matière de sécurité des patients.
Pour autant, c’est sûrement nécessaire sur le principe, mais les travaux n'ont pas directement abordé les questions philosophiques et éthiques soulevées par l'équilibre à trouver entre ces différentes conceptions de la justice.
Cette direction laisse notamment sans réponse la question éthique clé de savoir quels types et niveaux de sanctions, le cas échéant, devraient rester pratiqués. Beaucoup d’universitaires favorables à une approche systémique de la sécurité plaident aussi pour ne pas faire disparaître la responsabilité individuelle et la réparation morale.
En d'autres termes, ils nous invitent à réfléchir aux cas où l'absence de blâme peut être injuste. Des travaux universitaires sont nécessaires sur ces thèmes.
De manière plus urgente, ces questions doivent être abordées à un niveau pratique au sein de la communauté de la sécurité des patients, par les praticiens et par les groupes de défense des patients.
Les responsables de la sécurité des patients devraient commencer à réfléchir à la manière de faciliter ces débats. Les auteurs de cette tribune formulent trois recommandations :
Pour aller plus loin
"Improving responses to safety incidents : we need to talk about justice" Cribb A, O'Hara JK, Waring J, BMJ Quality & Safety Published Online First : 20 January 2022. doi : 10.1136/bmjqs-2021-014333
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