Un patient de 50 ans, atteint de tétraplégie suite à une prise en charge tardive de son affection par le centre hospitalier et son médecin traitant, a obtenu réparation de son préjudice en raison des fautes commises, à l'origine d'une perte de chance de 80 %.
Dans la nuit du mercredi 23 au jeudi 24 janvier 2013, un homme de 50 ans, chauffeur routier, ancien militaire, sans aucun antécédent médico-chirurgical, se plaint de douleurs "au bas du dos", d’une intensité qu’il n’a jamais connue. Il a aussi la sensation d’avoir "chaud".
A 3 h du matin, il est examiné au centre hospitalier par le médecin urgentiste qui prescrit une perfusion d’antalgiques qui semble améliorer ces douleurs. A la sortie, il lui est remis une ordonnance (Biprofénid®, Lamaline®, Coltramyl®, Inexium®) ainsi qu’un certificat d’arrêt de travail. La température n’a pas été prise.
Le 24 janvier, revenu à son domicile, le patient ne peut pas rester allongé. Il est obligé de marcher de long en large, avec difficulté cependant. En raison de la persistance des douleurs, il décide d’appeler son médecin traitant en début d’après –midi, mais sans pouvoir le joindre.
En fin de journée, le patient décide de retourner au centre hospitalier. Durant le trajet, vers 20 h, il reçoit un appel de son médecin. Rassuré par le fait que le patient est en route pour le centre hospitalier, le médecin lui propose de le voir le lendemain à son cabinet.
Arrivé aux urgences, le patient se sent toujours "chaud" et a de plus en plus de mal à marcher. Il éprouve de la difficulté à sortir de la voiture (qui est conduite par sa compagne) et, pour faire les 50 mètres entre le parking et les urgences, il doit s’appuyer sur celle-ci. Il est, à nouveau, examiné et une nouvelle perfusion d’antalgiques est mise en place. Il n’y a pas de prise de température. La perfusion soulage le patient "sur le moment". On lui conseille de rentrer chez lui et d’utiliser les ordonnances déjà remises en lui rappelant qu’il faut "forcément du temps pour soulager une lombosciatique". Dans le dossier hospitalier, le double d’une ordonnance "radio lombaire face + profil et bassin" est retrouvée mais la compagne du patient ne se souvient pas qu’une ordonnance pour des radiographies lui ait été remise.
De retour à son domicile, le patient ne peut dormir. Il est obligé de rechercher une position qui le soulage, d’autant que la douleur commence à gagner les épaules et qu’il a du mal à lever les bras.
Le vendredi 25 janvier, le médecin traitant n’appelle le patient que vers 20 h, disant qu’il a été très occupé dans la journée et n’a pas pu le faire avant. Il propose un rendez-vous le lendemain à son cabinet
Après s’être informé auprès de la compagne du patient, le médecin rédige une ordonnance disponible, en raison de l’heure tardive, dans un endroit convenu, à l’extérieur du cabinet. En fait, cette ordonnance ne fait que reprendre les prescriptions faites au centre hospitalier.
Le samedi 26 janvier, le patient et sa compagne se présentent de bonne heure au cabinet du médecin qu’ils ne trouvent pas (lors de l’expertise, le médecin dit les avoir prévenus qu’il n’était de garde qu’à partir de midi, ce que ces derniers contestent). Après avoir attendu 2 à 3 heures en ville, ils regagnent leur domicile.
Ayant récupéré l’ordonnance du médecin, la compagne du patient appelle une infirmière pour faire les premières injections. Le patient ne marche que très difficilement et n’arrive plus à lever les bras. Les douleurs demeurent très intenses.
A 21 h 30, le médecin appelle disant avoir eu une journée très chargée et propose de voir le patient à son cabinet en début de semaine, et si besoin, dès le lendemain dimanche. Le patient conteste formellement cette proposition, à laquelle il se serait rendu si elle lui avait été faite
Le dimanche 27 janvier, état identique mais le patient dit avoir pris sa température qui est élevée (39-40 °C)
Le lundi 28 janvier, la compagne du patient appelle le cabinet du médecin. La secrétaire répond qu’il n’y a pas de rendez-vous prévu et d’attendre qu’on les rappelle.
Le mardi 29 janvier, à 12 h 30, le médecin reçoit le patient à son cabinet. Ce dernier lui explique ses symptômes et notamment ses difficultés à lever les bras en lui montrant la manière dont il est obligé de faire pour boire, c'est-à-dire prendre le verre dans la main droite et soulever son coude droit à l’aide de la main gauche pour porter le verre à la bouche.
Le médecin dit ne pas avoir souvenir de ce geste et avoir mis la gêne à la mobilisation des épaules sur le compte des douleurs du patient.
Une NFS et une CRP sont demandées.
Le mercredi 30 janvier, dans la soirée, après avoir pris connaissance des résultats des examens biologiques (GB à 30 000/mm3, CRP à 300 mg/l), le médecin se rend au domicile du patient.
Il lui recommande de se rendre au centre hospitalier le lendemain matin sauf aggravation dans la nuit, et lui remet la lettre suivante :
"Mon examen d’hier a été sans particularité avec un simple vague signe de Lasègue à gauche à 70 °. Les épaules étaient très algiques. On observait une tuméfaction non particulièrement rouge ou chaude mais douloureuse de l’inter-phalangienne proximale du majeur droit et du pouce gauche. Auscultation pleuro-pulmonaire libre et symétrique. Pas de douleur abdominale (petit doute par rapport à des brûlures mictionnelles mais sans nette pollakiurie. L’ECBU est en attente...". |
Le jeudi 31 janvier, à 10 h 48, le patient est admis aux urgences du centre hospitalier, puis hospitalisé, en début d’après- midi, dans le service de médecine. Les prescriptions comportent Perfalgan®, Topalgic®, Primpéran® et hémocultures si température supérieure à 38,5°C.
A 16 h 30, l’ECBU demandé par le médecin traitant montre la présence d’un Staphylocoque doré sensible à l’Orbénine® dans les urines.
Le vendredi 1er février, le chef du service de médecine prescrit une antibiothérapie (Orbénine® 1g IV), soit plus de 12 heures après la notification des résultats de l’ECBU.
Le samedi 2 février, le patient se plaint de violentes douleurs abdominales. Le chef du service de médecine contacte le gastro-entérologue de garde dans une clinique d’une ville proche. Après concertation entre les deux médecins, un transfert pour endoscopie digestive est décidé.
A l’arrivée à la Clinique, il est constaté une paraplégie et une raideur de la nuque qui semblent s’être constituées entre le dernier examen clinique au centre hospitalier et l’accueil à la clinique. Le patient confirme que c’est à l’arrivée à la clinique qu’il avait dit au médecin qu’il ne pouvait plus bouger les jambes.
Un transfert est alors décidé dans le centre hospitalier proche de la clinique et sans que l’endoscopie digestive ne soit réalisée.
Dès l’admission, un bilan d’imagerie médicale est effectué : trois localisations septiques (cervicale, thoracique para vertébrale lombaire), la première s’accompagnant d’une compression médullaire.
Dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 février, le patient est transféré dans le service de neurochirurgie du CHU.
Le dimanche 3 février à 14 h, intervention (CRO non disponible dans l’expertise).
Du 3 février au 18 mars, séjour en réanimation dans un état de quadriplégie basse avec conservation de la motricité tricipitale (C7) des 2 côtés.
Du 20 mars 2013 au 24 juillet 2014, séjour en centre de rééducation avec récupération, en bonne partie, de la motricité des membres supérieurs permettant l’utilisation d’un fauteuil électrique avec verticalisateur intégré.
25 juillet 2014, retour à domicile. Etat stationnaire depuis la sortie du centre de rééducation
Le patient était atteint d’une tétraplégie spastique incomplète, de niveau sensitif T4 et de niveau moteur C4.
Assignation du médecin traitant (Tribunal de grande instance) et du centre hospitalier (Tribunal administratif) par le patient pour obtenir réparation du préjudice qu'il a subi (février 2017).
(Ordonnance d'octobre 2015).
D’après l’expert, professeur des universités, chef de service de neurochirurgie, :
"(...) Le patient a été victime d’une infection à Staphylocoque doré d’origine urinaire avec bactériémie ou septicémie qui a provoqué une fixation des germes à plusieurs niveaux rachidiens et, en particulier, au niveau de la jonction cervico-thoracique où s’est formé un abcès qui a entraîné une compression médullaire. Si l’on apprécie rétrospectivement la prise en charge du patient d’une part par le centre hospitalier dans la nuit du mercredi 23 au jeudi 24 et puis le 24 au soir et d’autre part par le médecin traitant (informé par téléphone à plusieurs reprises entre le jeudi 24 et le mardi 29 janvier), il est évident qu’elle n’a pas été à la hauteur de la situation. En effet, que ce soit le centre hospitalier ou le médecin traitant, il y a eu méconnaissance du diagnostic. Toutefois, dans le cadre de cette expertise, il ne s’agit pas de se placer rétrospectivement mais d’apprécier, autant que cela est possible, si les éléments dont disposaient, aux moments où ils sont intervenus, le centre hospitalier et le médecin traitant, auraient dû leur faire poser le diagnostic, ou, au moins le suspecter. A) En ce qui concerne le centre hospitalier
Il apparait certain que le médecin urgentiste avait tous les éléments pour estimer que ces douleurs faisaient suspecter autre chose qu’une lombalgie commune. On note qu’il n’y a pas eu de prise de température aux urgences du centre hospitalier, ni au premier, ni au deuxième passage B) En ce qui concerne le médecin traitant. Pas plus que le centre hospitalier, il ne s’est renseigné sur l’existence d’une fièvre. Il n’a cependant pas eu de contact avec le patient ou sa compagne après l’échange du samedi 26 et n’a, semble-t-il, eu la notion de fièvre que le 29 janvier lorsqu’il a vu le patient, qui n’avait pris sa température pour la première fois que le dimanche 27. Il a alors réagi aussitôt en demandant des examens complémentaires. On retiendra aussi bien pour le Centre hospitalier que pour le médecin traitant, qu’il n’y a eu ni maladresse, ni imprudence, ni négligence, ni manquement à une obligation de prudence ou de sécurité. En revanche, on doit retenir, aussi bien pour le centre hospitalier que pour le médecin traitant, qu’il y a eu « inattention », c'est-à-dire que les médecins ne se sont pas posé assez de questions alors qu’il y avait des raisons de s’en poser. Il en est incontestablement résulté un retard de prise en charge. 1) Pour le centre hospitalier On considère donc comme certain que le centre hospitalier aurait arrêté la maladie en cours avant qu’elle ne produise des effets irréversibles si le patient avait été hospitalisé dans la soirée du jeudi 24 janvier. 2) Pour le médecin traitant Si cela avait été fait le samedi 26 après le rendez-vous manqué du matin ou à la suite de l’échange téléphonique du soir, il est quasiment certain que, se présentant pour une troisième fois à l’hôpital avec des symptômes accrus (douleurs des épaules et difficultés à les mobiliser), le patient y aurait enfin été admis. La fièvre aurait été constatée au plus tard le dimanche 27. Les prélèvements auraient été faits et le traitement antibiotique commencé au plus tard le 29 janvier. De ce qui précède, on retiendra qu’il y a eu perte de chance pour le patient d’avoir connu une évolution favorable. La littérature ne permet pas de retrouver des statistiques suffisantes pour donner un chiffre précis mais, compte-tenu de ce que l’on sait des infections à staphylocoque, on peut estimer que malgré un traitement antibiotique et, si nécessaire, une prise en charge chirurgicale précoces, un certain nombre de cas n’ont pas une évolution favorable. Chez les patients « non-neurologiques » au moment de la mise en place du traitement (ce qui aurait pu être le cas de ce patient), on estimera à 20 % la proportion des cas où l’évolution se fera de façon défavorable malgré ce traitement et où la guérison ne sera obtenue qu’avec des séquelles neurologiques plus ou moins importantes. La perte de chance effective à prendre en compte est donc de 80 % et non pas de 100 %. La responsabilité de cette perte de chance est à partager entre le centre hospitalier et le médecin traitant. Dans ce partage, il apparaît que la part la plus lourde incombe au centre hospitalier, le premier consulté qui, de plus, disposait de tout le contexte propre à un établissement hospitalier en personnel et plateau technique, alors que le médecin traitant n’avait que les moyens limités d’un médecin généraliste seul et surchargé.
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Le Tribunal considère avec l’expert que :
"Le patient n’a pas bénéficié de la prise en charge à laquelle il pouvait prétendre compte-tenu de l’état qui était le sien et du fait que par ses différents appels, il a manifesté une inquiétude révélatrice d’une santé qui se dégradait et dont il n’a pas été suffisamment tenu compte. Les manquements des différents intervenants ont concouru au préjudice final, chacun aurait pu l’éviter et le médecin traitant sera condamné à réparer l’entier préjudice du patient (sous les réserves qui suivent), sauf son recours contre le centre hospitalier et son assureur. Il importe, toutefois, de signaler que, selon, l’expert, le patient ne peut prétendre qu’à une perte de chance, qu’en effet, même si un traitement antibiotique précoce avait été mis en place, compte-tenu du fait qu’un certain nombre de cas n’ont pas une évolution favorable, la perte de chance effective à prendre en compte est de 80 %." |
Le Tribunal, statuant par jugement contradictoire et en premier ressort dit :
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Condamnation du médecin traitant et de son assureur à verser la somme de :
- 1 767 306 € au patient et à ses proches,
- 701 628 € aux organismes sociaux.
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