Cet article reprend en partie un article déjà ancien, mais toujours d’actualité, co-écrit par René Amalberti et Thierry Pernicéni.
De quelle manière peut-on comparer le modèle de l'aéronautique civile à celui de la chirurgie ? Quels sont les avantages et les limites de cette comparaison ?
L’intervention chirurgicale reste un acte risqué nécessitant beaucoup de coordinations interprofessionnelles avant, pendant et après, et de ce fait profondément vulnérable aux complications et aux évènements indésirables de tout ordre. Mais c’est aussi un acte bénéfique, un geste qui sauve des patients de plus en plus fragiles.
Initié par la publication du rapport sur les risques médicaux de l’IOM en 1999 par le département d’état américain (Kohn et al, 1999), toutes les études nationales, françaises ou étrangères, sur les évènements indésirables (les données sont convergentes) ont confirmé un risque moyen d’évènement indésirable grave survenant pendant un séjour hospitalier en chirurgie situé entre 3 à 10% ; 2 à 10 % de ces évènements sont mortels et 35 à 50% sont reconnus évitables. Certaines études plus locales (mais multicentriques) font même ressortir des chiffres deux à trois fois plus élevés (Haley, 2002).
La définition d’évènements indésirables dans toutes ces études utilise des critères d’inclusion assez extensifs (tout impact indésirable sur le patient lié à des actes de soins, de la complication grave jusqu’au simple prolongement de séjour).
L’ampleur de ces chiffres reste à comparer à ceux des industries sûres. Le transport aérien offre de ce point de vue une comparaison édifiante : le risque d’accident aérien en aviation de ligne est -depuis 20 ans déjà- inférieur à 1 pour 1 million de ‘mouvements aéroport’ (unité de compte de l’aéronautique incluant les décollages et atterrissages, le chiffre rend compte de statistiques mondiales) ; une rapide comparaison montre que le risque d’une issue fatale causée par un évènement indésirable suite à une intervention chirurgicale apparaît être de l’ordre de 1000 fois supérieur à celui d’avoir un accident aérien en prenant un vol de ligne régulière (figure1).
L’aéronautique civile, et le cockpit en particulier, n’offrent pas uniquement aux chirurgiens une image de ‘champion’ de la gestion du risque; ils offrent aussi un visage de ‘cousin’ : un cockpit et son équipage doivent gérer un processus (le vol) dont métaphoriquement les phases (préparation, décollage, croisière, atterrissage) peuvent se comparer au processus chirurgical (l’intervention : préparation, induction, incision, fermeture et réveil). C’est dans les deux cas une équipe qui intervient, avec des coordinations et articulations interprofessionnelles nombreuses et complexes, dans une même unité de temps et de lieu même si l’aspect dynamique du vol induit des contraintes particulières quant à la gestion du temps.
Il parait donc licite de comparer les deux situations et tentant de considérer que ce qui fait le succès du travail sûr et efficace dans le cockpit soit grandement pédagogique et heuristique pour la chirurgie.
De là l’idée de comparer les deux situations, en partant de ce qui fait le succès du ‘champion’ et en portant une attention critique sur ce qui est empruntable par la chirurgie à ce champion… et ce qui pourrait l’être moins.
La qualité du travail dans le cockpit se caractérise par six traits très largement repris dans toute la littérature sur l’aéronautique et le risque (Amalberti, 2009 pour un résumé de la littérature spécialisée) :
Qu’en est-t-il de la chirurgie sur ces six secteurs ? Tous les traits sont présents, mais avec une élasticité considérable dans l’application.
Quatre pistes se dessinent autour de ‘mieux travailler’ :
Au final, la chirurgie est en mutation accélérée. Les techniques changent très vite, et plusieurs problèmes d’aujourd’hui risquent de ne plus exister demain. Mais on peut être certain que la sécurité restera un point fort, en constante demande d’amélioration, et devra s’adapter au technique.
Au total, la différence entre les deux situations, cockpit et bloc, sera apparue évidente à tous. Les nombreux articles sur ce thème de la comparaison Aviation-Chirurgie l’ont largement montrée (e.g. : Helmreich, 2000, Grogan, 2004, Stahel, 2008) et continuent à argumenter de ces différences pour proposer aux chirurgiens les solutions qui ont fait le succès de la sécurité aéronautique : procédures, contrôles, briefings, annonces, travail d’équipe, etc.
Pour autant, la situation est un peu plus complexe que la simple lecture des deux situations pourrait conduire à le penser : l’aéronautique est sûre parce que le ‘tube’ de fonctionnement du travail habituel est limité et garanti par le système en entier, dans une cohérence quasi mondiale (ce ‘tube’ inclut pourtant la réaction à des milliers de perturbations du vol, mais chacune est prévue et codifiée par une procédure dédiée). L’avion ne décolle pas si le moindre obstacle est pressenti sur sa route qui puisse rendre le vol dangereux (pannes de machine, personnel manquant, ciel encombré, météorologie défavorable, etc.) ; et l’avion se détourne et se pose ailleurs si l’évènement imprévu se produit en vol. Cette supervision drastique permet de ne former les pilotes qu’a gérer l’intérieur du tube; pour atteindre son excellence sécuritaire, l’aéronautique a renoncé depuis longtemps à former ses pilotes à l’improvisation en sortant des procédures… les Mermoz, Saint-Exupéry, Guillaumet et consorts appartiennent à l’histoire de l’aviation, mais ils ne sont plus le modèle du ‘pilote équivalent’ voulu par une aéronautique moderne devenue ultra sûre (Amalberti, 2001).
Qui peut en dire autant de la médecine, et plus particulièrement de la chirurgie ?
Le patient standard est plus aléatoire que le vol standard, et le système ne protège pas le chirurgien en amont pour qu’il n’intervienne pas dans des conditions fatiguées, sans tout le personnel et les conditions strictement requis. Probablement 80% du métier est totalement réglé, mais il reste les 20% pour l’urgence en conditions dégradées, le cas totalement atypique, où l’intervention de la dernière chance, l’innovation totale. L’adaptation dans toutes ces situations relève de l’art individuel plus que de procédures (qui n’existent pas ou sont inapplicables à ces cas), on parle de ‘résilience’, et la médecine et la chirurgie en ont encore besoin pour un temps très long. C’est une des différences fondamentales avec l’aviation, et celle-ci impose à la chirurgie d’importer avec prudence le caractère ultra du système aéronautique tel qu’il fonctionne aujourd’hui car ce type de système serait justement incapable de répondre à certains besoins des patients (Amalberti & al, 2005, 2006).
L’un (s’améliorer avec des emprunts locaux, checklist, briefings) n’empêche pas l’autre (conserver l’adaptation) à condition de gérer les compromis au bénéfice du service au patient.