Plusieurs articles viennent de paraître dans des journaux majeurs sur les bénéfices et limites de l’approche de Qualité Totale et l’Amélioration Continue de la Qualité. Ces articles soulignent le risque d’une vision trop idéologique et technique de ces approches, avec en point d’orgue le concept de "zéro défaut", au détriment de l’engagement des acteurs, des comportements et des conceptions sociales du travail. Avec ces risques, la démarche Qualité risque à tout moment de s’enfermer dans une cascade de limitations et de conséquences négatives.
L'expérience émotionnelle des acteurs du changement fait référence aux "émotions et comportements qui entourent (et conditionnent) le changement (réel)" (Keifer 2002).
Le déséquilibre entre ambition et réalité devient auto-limitant à mesure que la capacité énergétique émotionnelle des participants s'érode.
Cette capacité énergétique émotionnelle se définie sur un "continuum allant de l'enthousiasme, de la confiance et de l'initiative à l'extrémité supérieure, jusqu'à la passivité et la dépression à l'extrémité inférieure avec une détresse psychologique récurrente, un désengagement du réseau social ou de ses collègues, et un épuisement émotionnel".
Le modèle demandes-ressources de l'emploi (Shauffel 2017) prédit que les individus éprouvent soit du stress et de l'épuisement professionnel soit de la motivation et de l'engagement en fonction de leur perception de l'équilibre entre exigences de l'emploi et ressources disponibles (personnelles et collectives impliquant le soutien des collègues et des superviseurs, l'ambiance d'équipe et la reconnaissance des résultats).
Pousser et optimiser toujours plus loin les points forts techniques des processus - ce qui est typique des approches d'amélioration continues de la qualité - peut provoquer en retour une bascule vers le côté dépressif des acteurs qui ne peuvent plus assurer la performance désirée si l’on n’y prend garde.
À titre d'exemple, considérons un responsable Qualité qui viendrait d'être nommé pour développer une amélioration organisationnelle. Un cycle d’actions se met en place. Souvent, les premiers résultats sont très bons, attribués à des projets bien conçus et à des améliorations attendues de la Qualité, et l’engouement et le support des acteurs pour ces changements est réel. Mais la dynamique peut changer rapidement à mesure que les équipes de projet commencent à soulever de plus en plus de préoccupations. Les préoccupations sous-tendent l'escalade du stress causé par un nombre toujours plus grand d'initiatives d'amélioration et de mesures de qualité. Le responsable de la qualité reconnaît parfois ces préoccupations, mais n'est que rarement disposé à changer de cap. Frustré par le rythme du changement, il pousse encore plus les équipes de projet et le personnel d'amélioration à atteindre les objectifs organisationnels. A mesure que tout le monde (y compris le responsable qualité) s'épuise, les choses commencent à se dégrader. Les mesures de qualité commencent à plafonner, l'attribution des membres de l'équipe augmente et les chefs de projet commencent à démissionner.
Un autre modèle, celui des limites de la croissance de Senge (1990) explique pourquoi les efforts d'amélioration plafonnent ou déclinent. Le résumé vulgarisé de ce modèle nous dit : "Plus on fait d'efforts pour essayer d'améliorer les choses, plus de nouveaux efforts seront nécessaires".
Le modèle prédit que la dynamique de système et du progrès ne peut être évitée ou résolue, seulement gérée efficacement.
Le cycle d’amélioration continue s’auto freine tout seul quand il est soumis à une amélioration trop rapide et trop continue. La boucle initiale de renforcement s’emballe sans jamais autoriser le temps d’équilibrage. Le système s’enfonce alors dans un troisième temps de résistance (sociale).
Pousser plus fort sur les approches d'amélioration de la qualité (la boucle de renforcement) intensifie la dominance des éléments de conception techniques de processus par rapport aux éléments de conception socio-comportementaux.
Les exigences du résultat visé finissent toujours par dépasser les ressources disponibles. La capacité énergétique émotionnelle des participants pour le changement (par contrainte du système) s'érode (Baker 2019). Le déclin de la capacité énergétique émotionnelle et l'épuisement professionnel associés, contribuent à un engagement décroissant dans les approches d'amélioration de la qualité (la boucle d'équilibrage).
À son tour, un engagement décroissant dans l'amélioration de la qualité entrave la performance. Sans reconnaître la contrainte du système et la boucle d'équilibrage, un engagement décroissant dans l'amélioration de la qualité peut être interprété à tort comme une résistance.
Mandel (2022) propose 10 recommandations pour sortir de ce piège :
1. S'engager publiquement dans un objectif explicite et durable pour optimiser en parallèle les performances du système et l'expérience émotionnelle des participants à ces changements.
2. Intégrer les mesures de l'expérience émotionnelle des participants dans les énoncés d'objectifs de toutes les initiatives de changement et d'amélioration, et les tableaux de bord connexes.
3. Discuter des mesures de l'expérience émotionnelle avec les participants pour comprendre leurs points de vue et leurs idées d'amélioration. Ces mesures de l'expérience émotionnelle des participants justifient autant d'attention que celles sur la performance de changement technique visé.
4. Identifier les "déviants positifs" (Baxter 2016), et notamment les initiatives avec des niveaux de performance exceptionnels et leurs conséquences sur l'expérience émotionnelle de leurs participants.
5. Utiliser le modèle des limites à la croissance de Senge pour discerner la dynamique du système qui a un impact sur les efforts d'amélioration.
6. Relier les approches d'amélioration de la qualité aux modèles de changement fondés sur la gestion, les sciences organisationnelles et sociales.
7. Maintenir un accent constant sur les approches de changement qui privilégient à la fois les éléments de conception processus-techniques et socio-comportementaux.
8. Promouvoir l'adoption et la diffusion d'approches de changement équilibrées et de mesures d'expérience émotionnelle.
9. Renforcer l'expertise en matière de gouvernance, de direction et de leadership du changement.
10. Accéder à des experts du domaine de la gestion, de l'organisation et des sciences sociales, y compris des universitaires, et intégrer du contenu dans les programmes d'éducation et de développement des leaders (Mayo, 2021, Braithwaite, 2018, Cady 2019).
On se rappellera cette citation très connue de Langley (2009) : "Toute amélioration nécessite un changement, mais tout changement ne se traduira pas par une amélioration".
Pour aller plus loin, tout changement nécessite une approche équilibrée qui améliore les performances et préserve l'expérience émotionnelle des participants.
L'amélioration actuelle de la qualité en tant qu'approche principale du changement dans les soins de santé est un choix précaire car elle n'est pas explicitement conçue pour optimiser les performances et l'expérience émotionnelle des participants.
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