La prescription d’AINS et de corticoïdes dans le cadre d’une simple angine, poursuivie malgré une absence d’amélioration aboutit à la constitution et à la dissémination d’abcès multiples et à des complications sévères. Ces prescriptions vont à l’encontre des bonnes pratiques en matière de traitement des infections de la sphère ORL.
Le 2 juin 2017, un homme de 40 ans, fonctionnaire, sportif de haut niveau, (pratique de trail), consulte le Dr A. médecin généraliste en raison d'un état fébrile associé à un mal de gorge important. L’interrogatoire ne retrouve pas d’antécédents médico-chirurgicaux, ni d’alcoolisme ou de tabagisme. Le médecin note un œdème de la luette et du voile du palais. Il prescrit
Lors de l’expertise, le médecin justifiait la prescription de corticoïde et d’ibuprofène par l’importance de l’œdème.
Durant le week-end du 3-4 juin, le patient fait un trail de 120 km dans le sud-ouest de la France.
Le 6 juin au matin : devant l'absence d'amélioration, le patient consulte le Dr B. à la maison médicale de la ville, siège de l’arrivée du trail. Celui-ci constate une déglutition très difficile, l’absence de fièvre et des douleurs hémifaciales gauches centrées sur le sinus maxillaire.
À l'examen, la glotte est hypertrophique, et les amygdales normales de même que l'examen des poumons.
Le médecin conclut à une sinusite "situation aiguë ne nécessitant que des soins courants" et prescrit :
Le soir même, à 20h05, de retour dans la journée à son domicile, le patient consulte au centre hospitalier, car il n'y a toujours pas d'amélioration. Outre les violentes douleurs de gorge, il éprouve des difficultés pour s'alimenter.
Il est subfébrile, la gorge est enflammée, et les amygdales œdématiées avec des dépôts blanchâtres, il n'y a pas de déviation de la luette. Le patient se plaint également de douleurs au niveau du sinus maxillaire gauche, associées à des céphalées hémi crâniennes, sans autres anomalies cliniques.
La CRP est à 133 mg/l, les leucocytes à 26 000/mm3 à prédominance de polynucléaires neutrophiles et la CPK à 2650 UI/l.
A la Radio thoracique de face : accentuation de la trame péri-broncho-vasculaire et absence d'épanchement pleural.
Conclusion : sinusite associée à une angine avec incapacité à s'alimenter et à une rhabdomyolyse conduisant à une hospitalisation. Mise sous Amoxicilline IV 3g/j et Solu-Médrol® 60 mg/j.
Le 6 juin, le patient est subfébrile à 37,5/38°C, sans dyspnée. Présence de ronchi à gauche sans encombrement, Il est noté dans le dossier infirmier : dorsalgies ++ (8/10 en EVA), contractures musculaires +++ malgré le Coltramal®.
Examen ORL :
Radio pulmonaire :
Demande d'un scanner cervico-thoracique en urgence incluant les sinus, à la recherche d'un abcès profond thoracique. Arrêt de l'amoxicilline et des corticoïdes prescrits à l'entrée
Le 7 juin, le patient, subfébrile, marche dans le couloir témoignant d'une diminution de ses douleurs musculaires (non signalées à l'entrée) avec une CPK qui a diminué de 2600 à 400 UI/l.
Scanner cervico-thoracique :
Prescription d'Augmentin® 1gx3 /j et majoration des antalgiques (palier 1 à 3) avec anxiolytiques.
Le 8 juin : prescription de morphine pour des douleurs thoraciques très violentes.
Avis ORL (après analyse du scanner cervico-thoracique) :
Le 9 juin, le patient va cliniquement mieux, la température ne dépasse pas 37,2°C.
Examen ORL :
Prescription de Vancomycine pour suspicion de pneumopathie à Pneumocoque résistant à la pénicilline devant la persistance de l’élévation des GB (>20000/mm3) et l’augmentation de la CRP (380 mg/l).
Le 12 juin : GB à 26000/mm3 et CRP à 270mg/l (considérée comme en amélioration).
Avis ORL :
Dans nuit du 12 au 13 juin, transfert du patient dans le service de réanimation du centre hospitalier pour détresse respiratoire sur pneumopathie bilatérale hypoxémiante.
Le scanner thoracique montre :
Le 13 juin, à la mi-journée : transfert du patient dans le service de réanimation médicale du CHU pour le rapprocher d’un service de chirurgie thoracique.
Le 26 juillet : transfert du patient dans un autre service du CHU pour sevrage de l’assistance respiratoire.
Le 22 août : mise en place d’une gastrostomie devant des troubles de la déglutition.
Le 25 août : transfert en centre de rééducation.
Le 25 septembre : ré-hospitalisation au CHU pour un nouvel épisode de surinfection pulmonaire à Klebsiella variicola et à Clostridium difficile. Résolutif sous traitement.
Sortie le 3 novembre 2017.
Au cours du premier trimestre 2018 : amélioration très nette de tous les symptômes du patient et notamment de l’aphagie.
Juillet 2018 : consultation de pneumologie :
Aucun traitement devant cette quasi restituto ad integrum.
Septembre 2018 : consultation d’ORL :
Novembre 2020 Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) par le patient pour obtenir réparation des préjudices qu’il avait subis. |
Pour les trois experts, dont deux praticiens hospitaliers, l’un réanimateur-infectiologue, et l’autre microbiologiste clinicien ainsi qu’un ORL libéral:
"(...) : Le dommage initial est une cellulite cervicale compliquant une angine avec coulées abcédées médiastinales, sans doute à S.intermedius. Cette cellulite a évolué sous antibiothérapie probabiliste pour conduire à une insuffisance respiratoire aiguë nécessitant en urgence un transfert en réanimation puis en chirurgie thoracique pour un drainage cervical, pleural et médiastinal avec une réanimation de 6 semaines et une période de réhabilitation respiratoire de 4 semaines.
Les cellulites cervicales constituent une complication rare des angines avec une incidence estimée à moins 2 %. Elles sont plus fréquemment vues en cas d’infection à anaérobies. Elles sont grevées d’une mortalité non négligeable de 5 à 10 % et d’une importante morbidité sous forme de pneumopathies, de choc infectieux et de séquelles fonctionnelles et esthétiques, souvent lourdes, chez la moitié des patients.
Dans ce cas, on ne retrouve aucun traumatisme local (type arête de poisson) ou abcès dentaire, processus assez fréquemment à l’origine d’abcès pharyngé chez l’adulte. Ici le processus est vraisemblablement celui d’une angine plutôt sévère car fébrile avec des douleurs importantes signalées par le patient, traitée par antibiotique, corticoïdes et ibuprofène. Le rôle des anti-inflammatoires dans le risque d’aggravation d’une infection, en particulier à Streptocoque et dans l’apparition de phlegmon est connu. En outre, ici se rajoute un effet difficile à évaluer mais signalé qui est celui du sport de haut niveau (trail de 120 km dans le cas particulier, le lendemain de la consultation du Dr A.) sur une pathologie préexistante.
Dans cette observation, il y a un manque de clarté liée à la "qualité" de l’observation elle-même. Le résultat du premier scanner avec ses coulées para, retro-pharyngées et surtout médiastinales aurait dû inciter à beaucoup plus de prudence. La présence de bilans inflammatoires élevés dans un tel contexte aurait dû conduire à se poser des questions sur la non-régression ou la formation de nouveaux abcès à bas bruit.
Sur un plan thérapeutique, la présence d'abcès profond cervicaux peut être vue sous un angle médical et/ou chirurgical.
- Le traitement médical seul peut être envisagé au départ, attitude à nuancer en fonction de l'extension des abcès.
- Ici la coulée médiastinale vue sur le premier scanner aurait dû conduire à une attitude moins attentiste, renforcée dans le temps par l'absence de régression du syndrome inflammatoire, et faire demander un nouveau scanner dans les 48 heures.
- Sachant le haut risque de mortalité (20 à 50 %) en cas de médiastinite avérée, le risque associé aux coulées médiastinales détectées dès le 7 juin et la persistance de GB élevés rendaient plus impératif encore un geste chirurgical, au minimum exploratoire.
Un meilleur suivi ORL avec une répétition de l'imagerie aurait permis de choisir la bonne stratégie. En raison de la sévérité des symptômes un suivi ORL quotidien aurait été souhaitable avec une imagerie répétée toutes les 48 heures, et une approche pluridisciplinaire : interniste, infectiologue et ORL, des options thérapeutiques médicales et chirurgicales.
Les réanimateurs ont compris la gravité de la situation au vu de la radio thoracique du 12 juin et du nouveau scanner du 13 juin expliquant le transfert dès le 13 juin. Les réanimateurs du CHU conduiront la suite du traitement (incluant les 2 passages au bloc) selon les règles.
En résumé
La prescription d’AINS (et de corticoïdes) par le Dr A. a été à l’origine d’une possible aggravation des abcès entraînant une perte de chance d’évolution moins sévère de l’ordre de 10 %.
Le défaut de chirurgie rapide a été à l’origine d’une perte de chance d’éviter la détresse respiratoire et la réanimation prolongée de l’ordre de 50 %, le surplus découlant des risques élevés de cette pathologie.
Il en résulte que l’origine du dommage est effectivement plurifactorielle.
- Prescription de corticoïdes et d’anti-inflammatoire susceptibles d'aggraver et de masquer l'évolution de la pathologie de départ : imputabilité de 10 %.
- Effort sportif intense avec retentissement sur la pathologie ORL en cours et traitée : son imputabilité ne peut être correctement évaluée en l’absence de donnée précise dans la littérature.
- Attitude attentiste avec retard avec dans la recherche diagnostique des complications. Stratégie purement médicale et délai anormal avant l’indication chirurgicale : imputabilité de 70 %.
- Gravité spécifique de la pathologie initiale : imputabilité de 20 %."
La Commission estimait :
"(…) Il ressort du rapport d’expertise que lorsque le Dr A. ausculte le patient le 2 juin 2017, il a retrouvé une angine avec un œdème pharyngé plus marqué qu’habituellement, ce qui a motivé la prescription d’anti-inflammatoires (ibuprofène). Il s’agit pour les experts d’une attitude thérapeutique non conforme aux règles de l’art dans la mesure où les anti-inflammatoires sont susceptibles d’aggraver une infection sous- jacente de la sphère ORL.
La Commission déduit de ce qui précède que le Dr A. a commis une faute dans la prise en charge du patient
Suivant les conclusions claires et étayées de l’expertise, le personnel du centre hospitalier a sous-estimé la gravité de l’état du patient par manque de diligence dans sa surveillance et tous les moyens n’ont pas été mis en œuvre pour suivre l’évolution et traiter les abcès.
En revanche, dès son arrivée au CHU, le patient a bénéficié d’une prise en charge réanimatoire et chirurgicale optimale permettant la régression de la médiastinite. Bien que la prise en charge ait été émaillée de complications, notamment de difficultés de sevrage ventilatoire, elles ne sont pas imputables à une faute avérée.
Il résulte des éléments ci-dessus exposés qu’il appartient au Dr A. et au centre hospitalier, auteurs des fautes responsables du dommage en cause, de réparer les préjudices qui s’y rapportent.
Compte tenu des circonstances, et notamment de la nature des comportements fautifs ci-dessus évoqués, le partage de responsabilité est le suivant :
- 10 % à la charge du Dr A.
- 70 % à la charge du Centre hospitalier. (…)".
En 2018, La Revue Prescrire conseillait que, pour soulager une fièvre ou des douleurs liées à une angine, mieux valait ne pas utiliser d'anti-inflammatoire (AINS), mais le paracétamol en se fondant sur une étude épidémiologique publiée en 2017 et qui avait porté sur les risques de phlegmon (abcès infectieux) après angine1 : "(…) A partir de la base de données de l'Observatoire de la médecine générale renseignée par plus de 120 médecins en France, 105 802 angines chez environ 68 000 patients ayant consulté pour une angine entre 1995 et 2010 ont été incluses dans l'analyse. 48 cas de phlegmons ont été recensés chez 47 patients dans les 15 jours suivant un diagnostic d'angine, soit 1 phlegmon pour 2 204 angines. Le risque de phlegmon a été plus grand, de façon statistiquement significative, chez les patients ayant reçu comme antalgique un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS), et aussi chez ceux ayant reçu un corticoïde. Les patients ayant pris un AINS ont eu environ deux fois plus de phlegmons (1 phlegmon pour 1 158 angines). Les patients ayant pris un corticoïde ont eu 3 fois plus de phlegmons (1 phlegmon pour 824 angines). Et ce, que le patient ait ou non pris aussi un antibiotique. Les AINS exposent à des aggravations d'infections, probablement par altération de la réponse immunitaire. En pratique, le risque d'aggravation d'infections par les AINS et les corticoïdes est connu. Pour soulager une fièvre ou des douleurs liées à une infection, cela justifie d'utiliser en premier choix des mesures autres que médicamenteuses, et le paracétamol comme premier médicament (…)". |
En 2019, c’est l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé qui alertait les professionnels de santé2 : "(…) A la demande de l’ANSM, le Comité européen en charge de l’évaluation des risques et de la pharmacovigilance (PRAC) a analysé l’ensemble des données disponibles sur le risque de complications infectieuses et la prise d’AINS (ibuprofène et kétoprofène). Suite à cette analyse, le PRAC a conclu en avril 2020 que la prise d’ibuprofène ou de kétoprofène (par voies orale, rectale ou injectable) peut entraîner, lors de certaines infections, un masquage des symptômes comme la fièvre ou la douleur, conduisant à un retard de prise en charge du patient avec pour conséquence un risque de complications de l’infection. Le PRAC a également conclu que ce risque a été observé pour des infections bactériennes dans un contexte de varicelle et de pneumonie. Afin de réduire ce risque, le PRAC a recommandé que l’ensemble des documents d’information (notices pour les patients et/ou résumé des caractéristiques du produit) de toutes les spécialités contenant de l’ibuprofène ou du kétoprofène soient modifiées pour mentionner :
L’ANSM rappelle aux patients et aux professionnels de santé
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Parmi les points essentiels retenus par E. Aslangul et C. Le Jeunne sur la place des corticoïdes dans le traitement des infections3, il est mentionné : "(…) Il n’y a pas de preuve de l’intérêt de la prescription des corticoïdes à visée anti-inflammatoire dans les infections de la sphère ORL (…)". |
Références