Une anémie complexe, des diagnostics écrans successifs : le généraliste mis en cause

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Une anémie complexe, des diagnostics écrans successifs : le généraliste mis en cause - Cas clinique

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Un médecin généraliste reçoit début juillet en consultation cette patiente âgée de 45 ans pour asthénie et essoufflement. C’est la première fois qu’elle consulte et son domicile est éloigné géographiquement du cabinet. 

  • Médecin
Auteur : Catherine LETOUZEY / MAJ : 17/06/2020

Cas clinique

  • Le généraliste note ses maladies de l’enfance et le fait qu’elle ait vécu hors de sa famille, « placée » ainsi que son parcours professionnel (diplômes successifs dans la fonction hospitalière jusqu’au diplôme d’infirmière) Il prescrit un bilan biologique et la patiente est revue cinq jours plus tard avec le résultat.
  • Il existe une anémie profonde : GR : 3,7 M/mm 3, hémoglobine à 5,5 g/100 ml, microcytose (61 mucubes), CCMH à 24%, plaquettes à 373 000, VS 34/70.
  • En l’absence de symptôme d’orientation, considérant que l’anémie pouvait être en rapport avec une alimentation « déséquilibrée » chez une patiente qualifiée de végétarienne, le médecin prescrit un traitement martial (Tardyféron :1 comprimé par jour) associé à de l’homéopathie, des conseils de modification de l’alimentation en demandant à reprendre la consommation régulière de viande rouge.  
  • A la consultation suivante, trois semaines plus tard, le médecin prescrit un nouveau bilan pour la rentrée et note que les règles sont peu abondantes, d’une durée de 3 à 4 jours.  
  • Mi-octobre, elle «va mieux». Le médecin note :’pas de viande ni laitages’. La numération s’est améliorée : GR : 4,16 M/mm3 avec hémoglobine à 11g/100 ml, normocytose et VS à 27/55.
  • Elle poursuit le même traitement et il est prévu un contrôle biologique quatre mois plus tard.
  • En mars, nouvelle consultation : Elle ne mange pas de viande rouge (d’où la diminution de l’hémoglobine, note le médecin) et « surmenage au travail ». L’hémoglobine est à 10,2 g/100 ml, VGM à 81 mucubes avec une vitesse de sédimentation à 32/76. Aucun symptôme particulier n’est relevé lors de cette consultation et le généraliste poursuit les mêmes prescriptions homéopathiques, (le Tardyféron étant arrêté).  
  • En juillet, la patiente consulte en urgence sur demande du laboratoire. Le médecin note « saignement ? » L’anémie s’est aggravée avec une hémoglobine à 7,2 g/100ml, une microcytose importante avec un VGM à 60 mucubes, un effondrement de la ferritine, une vitesse de sédimentation à 81/119 mm.
  • La patiente déclare que le dosage de ferritine a été demandé à sa demande : 1,8ng/ml (normale de 11 à 306 ng/ml).
  • Le médecin conseille une consultation en hématologie, rendez-vous obtenu un mois plus tard. La patiente déclare que pour obtenir un rendez-vous rapide, il avait été demandé au généraliste de téléphoner lui-même, ce qu’il a fait, mais d’après elle, sans parler de l’historique d’un an de suivi. Le médecin consulté note une tuméfaction abdominale de la fosse iliaque droite relativement volumineuse sans aucun trouble digestif et prescrit une échographie abdominale et une coloscopie …..dont le premier rendez-vous disponible est obtenu seulement fin octobre. Il lui parle d’un saignement « interne » responsable de l’anémie.
  • Elle bénéficie d’une perfusion de fer pour ne pas perturber les résultats de la coloscopie, toujours difficile sous traitement martial.
  • Elle décide de changer de médecins fin août et s’adresse à un nouveau médecin généraliste qui renouvelle la prescription d’échographie ainsi qu’un scanner obtenu rapidement et qui confirme une lésion tumorale du caecum, devenue douloureuse selon la patiente. Elle est dirigée par ce généraliste en milieu hospitalier avec prise ferme de rendez-vous proche : une coloscopie début septembre confirme une tumeur sténosante. Il n’y a pas de métastase hépatique ou pulmonaire décelable au scanner. Les marqueurs tumoraux sont négatifs. L’intervention, dans les dix jours, confirme une tumeur du bas fond caecal (hémi colectomie droite avec anastomose iléo transverse). L’analyse anatomopathologique montre un adénocarcinome envahissant toute la paroi colique, sans atteinte ganglionnaire sur les 31 ganglions prélevés et sans embole vasculaire, classant la tumeur T3 N0 M0. Le chirurgien écrit, de façon détaillée, le résultat de son bilan et la conduite à tenir :  
  • « L’étude immuno-histochimique de l’expression des protéines h MLH1 et h MSH2 a montré une perte d’expression de la protéine h MSH2 orientant vers un syndrome d’instabilité des microsatellites. Il semble donc exister une composante génétique constitutionnelle favorisant le développement non seulement des tumeurs du colon mais aussi des tumeurs de l’endomètre, des lésions urothéliales, des tumeurs du grêle et de l’ovaire. Les recommandations d’experts dans ce domaine proposent actuellement de réaliser une échographie endo-vaginale avec curetage endométrial tous les ans (cet examen est réalisé dans notre hôpital par le Dr X dans le service de gynécologie obstétrique), un examen cytologique du culot urinaire annuel par un service d’anatomopathologie et un scanner abdomino-pelvien annuel contribuant également au dépistage d’éventuelles lésions du grêle de diagnostic difficile et des lésions du tractus urinaire. Il convient d’associer bien sûr à cette surveillance spécifique, la surveillance habituelle de tout opéré de cancer du côlon au rythme d’un bilan tous les quatre mois pendant deux ans puis tous les six mois, comportant en association avec l’examen clinique, incluant le toucher rectal et la palpation des aires ganglionnaires, la réalisation d’une échographie hépatique, d’une radiographie pulmonaire associées au dosage de l’ACE. Le rythme des coloscopies doit être, dans cette situation, plus rapproché qu’habituellement… J’ai expliqué à la patiente que le risque de cancer endométrial relativement élevé dans le cadre de ces mutations, justifiait, pour certains experts, de proposer après la ménopause la réalisation d’une hystérectomie avec annexectomie bilatérale comportant les deux ovaires. J’ai conseillé à la patiente de rencontrer le Dr XX Onco-généticien afin que celui-ci puisse expliquer à nouveau les modalités de la surveillance et lui transmettre d’ici quelques mois, quand ils auront obtenus les résultats, l’analyse génétique plus poussée permettant d’identifier plus précisément la mutation en cause. Il sera également discuté de la surveillance des membres de la famille de cette patiente qui sera probablement limitée car elle n’a pas d’enfant ni d’antécédent familial de néoplasie colique. Je propose enfin que vous assuriez le premier bilan de surveillance carcinologique par une échographie hépatique, une radiographie pulmonaire et un dosage de l’ACE fin janvier et je souhaiterais pour ma part la revoir fin avril avec un bilan complet comportant un dosage de l’ACE, un scanner thoracique et abdomino-pelvien que je vous laisse le soin de lui prescrire ».  
  • Fin octobre, la patiente demande des explications au médecin généraliste qui répond qu’il a, avant tout, pensé à un déséquilibre alimentaire.  
  • En février 2008, réclamation par l’intermédiaire d’un avocat.

Analyse

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Jugement

EXPERTISE

Lors de l’expertise dans le cadre d’une mission CCI, la patiente affirmera que le neurologue lui aurait dit « de voir son généraliste pour ses crampes » : celles-ci survenaient même au repos et faisaient « comme un noeud et l’obligeaient à se déchausser et à se masser la jambe ». Elles n’évoquent pas une claudication intermittente typique. Il est difficile de dater l’évolution de cette maladie. Le cardiologue lui aurait dit « qu’elle était à peu près correcte mais qu’il fallait surveiller « le doppler » une fois par an, ce que son généraliste n’a pas fait ». Il n’y a aucune preuve qu’un doppler autre que cervical ait été pratiqué (y compris à la demande du cardiologue). A cette époque, elle déclare que son pied était chaud, contrairement aux faits récents où dès la première visite, il était, selon elle glacé. « Lors de la première visite, je lui ai dit, mais il n’a pas voulu me toucher le pied. Sur le dessus du pied, j’avais comme l’os qui me coinçait la veine et quand je marchais j’arrivais à mieux faire circuler mon sang ». Il n’y aurait pas eu de nouvel examen clinique lors de la deuxième consultation. Lorsque la remplaçante est venue « elle m’a parlé d’artérite et m’a dit de me dépêcher sinon on allait me couper ma jambe. Je me suis dit qu’elle était complétement folle, elle ne me connaissait pas et si j’avais eu quelque chose comme ça, mon médecin s’en serait aperçu ».

Les experts, cardiologue et spécialiste de médecine vasculaire, considèrent qu’il existe un retard diagnostique de cette artériopathie du membre inférieur gauche évoluant sur un mode subaigu ayant diminué les chances de la patiente d’avoir une guérison ou une stabilisation des lésions avec le moins de séquelles possibles. Une ischémie sub aiguë devait être suspectée lors de la première visite du 31 juillet et la consultation ultérieure n’a pas corrigé le diagnostic; celui-ci a été corrigé trois semaines plus tard mais le doppler artériel ne sera fait qu’une semaine après. Il existe incontestablement un retard à la prise en charge de la pathologie.

La patiente avait plusieurs facteurs de risques responsables et aggravants d’une artériopathie : le diabète semblait « à peu près équilibré », (Note : les résultats de la glycémie à jeûn bi annuelle sont en permanence pathologiques depuis 2006 avec des chiffres à jeûn oscillants entre 7,50 mmol/l et 9,8 mmol/l mais l’hémoglobine A1C inférieure à 7% en 2008/2009) ; il ne semble pas exister d’anomalie lipidique, la tension artérielle semblait bien contrôlée (chiffres ?), il existait une surcharge pondérale et une intoxication tabagique importante.

L’état artériel de la patiente, avant les faits, n’est pas connu car elle n’a jamais eu de doppler des membres inférieurs dans le cadre de la surveillance de son diabète associé à un tabagisme notable. Le doppler met en évidence d’emblée des lésions distales peu accessibles à une chirurgie satisfaisante mais antérieurement une chirurgie efficace aurait-elle été possible ?

Une perte de chance de 30 % semble être retenue par l’expert.

JUGEMENT (2010)

Une procédure ordinale est rejetée en l’absence de problème déontologique dans cette affaire.

La commission CRCI considère que les facteurs de risques ne pouvaient être ignorés du médecin traitant qui la voyait environ tous les trois mois. Il semble avoir penché pour une explication d’ordre rhumatologique; cependant l’existence des antécédents, la considération du risque vasculaire qu’ils induisaient auraient dû le conduire à faire pratiquer une exploration dans ce sens. « Pour l’expert, la première visite du 31 juillet est fortement suspecte d’un problème d’ischémie sub aiguë » ; la persistance des douleurs, à plus forte raison aurait dû inciter à envisager une autre explication d’autant qu’il n’y avait jamais eu de doppler dans l’histoire médicale de cette patiente.

Quant à l’ampleur de la perte de chance induite par ce retard diagnostique, l’expert se montre « nuancé et prudent », «voire peu cohérent » ce qui traduit une difficulté manifeste à être affirmatif à cet égard (évoquant alternativement 30%, 40% puis 60%). Il apparaît certain que cette affection était manifestement plus ancienne, ayant évolué de façon chronique mais discrète jusqu’aux circonstances précitées. La part imputable à l’état antérieur est donc importante.

Les lésions distales étaient peu accessibles à une chirurgie satisfaisante, ce qui réduisait les chances d’éviter l’évolution défavorable ; pour autant cette dernière ne peut être tenue pour avoir été fatale et inévitable. Il ne peut être exclu que lors des dernières consultations, une évolution finale plus favorable eût encore été possible si la victime avait bénéficié d’une prise en charge adéquate plus tôt, car avec ce type d’affection, tout temps gagné ne pouvait qu’accroitre les chances d’enrayer l’évolution la plus défavorable, si minimes soient-elles.

A côté du retard de diagnostic imputable au médecin traitant, il s’écoule également du temps supplémentaire pour la réalisation du doppler et pour la prise en charge chirurgicale. Si ces délais ne peuvent être tenus pour fautifs, ils ont pu jouer un rôle également un rôle dans cette diminution de chance pour la victime. Si une évaluation fine en est impossible, c’est une donnée qui ne peut être ignorée dans l’appréciation globale.

Finalement, la CCI estime que la part du dommage imputable au généraliste est de 30 % (indemnisation du préjudice avec une heure par jour de tierce personne et un préjudice économique par ricochet vis-à-vis de l’époux).

Commentaires

Certes ce cas est assez ancien mais, tous les ans, quelques dossiers ont pour origine un retard diagnostique de pathologies digestives, devant une anémie hypochrome microcytaire, du fait de diagnostics « écrans » ou d’une analyse erronée des résultats de la numération formule sanguine.

Citons un autre exemple :

Patient de 70 ans, hémocult négatif deux ans auparavant, prescription d’un nouveau test par le généraliste qui ne sera pas fait. Découverte d’une anémie microcytaire à 5,4 g/100 ml d’hémoglobine, par un pneumologue (dyspnée), hospitalisation. Transfusions et fibroscopie haute mettant en évidence un ulcère duodénal creusant et une gastrite non hémorragique et érosive (sous Kardégic), coloscopie « évoquée ». Plusieurs consultations rapprochées dans les semaines suivantes aux urgences pour en fait un syndrome sub occlusif (avec des ASP a posteriori évocateurs du diagnostic évident d’occlusion du grêle) avant la découverte (après un scanner dont les résultats ont été tardivement transmis) d’une tumeur colique sténosante révélée par des vomissements fécaloïdes, un mois après la fibroscopie. Intervention en occlusion majeure. Décès postopératoire multifactoriel. Responsabilité retenue du centre hospitalier (CCI 2010) au titre d’une perte de chance de survie de 23,5%.

D’autres dossiers ne concernent qu’un retard diagnostique très bref, de quelques mois, le temps de prendre en compte la situation, de demander des examens biologiques (pas toujours ciblés) avant d’adresser les patients au spécialiste. S’ils peuvent susciter une réclamation/plainte, il est vrai que le temps court entre le diagnostic et le début de la prise en charge n’est souvent, en cas de condamnation, en lien qu’avec des préjudices minimes.

  • Il est vrai qu’actuellement la mode de régimes assez variés, de plus en plus fréquents (sans gluten, tout cru, végétalien ou végétarien …) peuvent induire en erreur parfois les médecins qui ne peuvent pas analyser pendant leur consultation toutes les particularités de ces régimes, parfois fantaisistes.  
  • On peut également citer la facilité avec laquelle certains praticiens, devant une anémie microcytaire, prescrivent en première intention une électrophorèse de l’hémoglobine à la recherche d’une thalassémie et ce, y compris dans des populations a priori non exposées : cette éventualité est possible mais il est rare que le dossier fournisse des arguments sur les raisons de cette prescription première alors que manque le dosage de la ferritine. Quand elle s’avère positive, pour peu qu’il s’agisse d’une femme jeune aux règles abondantes, la prescription de fer est son corollaire.  
  • les examens digestifs arrivent en dernier. Ces examens sont certes invasifs. Les retards diagnostiques, dans certains cas, influencent peu le pronostic du cancer causal car le retard n’est souvent que de quelques mois chez des patients asymptomatiques ; ils doivent aussi être bien interprétés quand ils débutent par une fibroscopie haute qui révèle quelques anomalies auxquelles on peut, à tort, attribuer la responsabilité de l’anémie microcytaire chronique. Les campagnes en faveur d’un dépistage du cancer colo rectal chez les plus de 50 ans devraient permettre de diminuer la fréquence de ces situations cliniques dans les tranches d’âge concernées.  
  • La démarche diagnostique devant une anémie microcytaire est à priori simple et de bon sens .Dans le cas présent, l’importance de l’anémie et de la microcytose ne pouvaient pas s’expliquer seulement par un régime excluant la viande rouge et par ailleurs équilibré : mais, il est vrai que cette patiente et son mode de vie précis n’étaient pas initialement connus du médecin qu’elle consultait pour la première fois et qui la décrit peu loquace et réservée. Le fait que l’anémie se corrige par l’apport de fer conforte certes sur le diagnostic de carence martiale mais n’est pas suffisant dans la démarche diagnostique : la récidive rapide d’une anémie profonde aurait dû motiver, au moins à ce moment-là, une enquête étiologique digestive.  
  • Le cas de l’anémie inflammatoire est également un piège. Mais dans le cas présent ne pouvait en, aucun cas, expliquer l’anémie, tout au plus alerter.  
  • Il est facile de reprocher aux médecins généralistes les difficultés d’obtention de rendez-vous hospitaliers mais ils ne sont pas responsables des surcharges de travail hospitalières. Néanmoins, une motivation précise de l’urgence ressentie peut aider à faciliter un avis plus rapide.  
  • Le courrier initial de la patiente traduit son désarroi ; la réponse rapide du généraliste, avec ses arguments de bonne foi, a pu favoriser la poursuite d’une réclamation amiable du dossier. Il est néanmoins conseillé de ne pas répondre dans l’urgence « au fil de la plume » mais de peser ses arguments, sans en ôter la véracité, avec un conseil extérieur.

Bibliographie

On rencontre assez souvent chez la femme jeune européenne, en période d’activité génitale, des hyposidérémies avec anémie microcytaire où les composantes hémorragiques (règles régulières ou discrètement abondantes) et carentielles s’additionnent. L’interrogatoire fait apparaître chez ces malades des erreurs diététiques : pas ou peu de viande (le fer héminique animal est le mieux absorbé parmi toutes les sources en fer), peu de pain et autres céréales, excès de produits affinés et cuits, excès de thé (puissant chélateur du fer alimentaire).