En cas de contexte clinique évoquant potentiellement une occlusion intestinale aiguë (douleurs abdominales, nausées et/ou vomissements spontanés ou provoqués par l’ingestion de tout produit, ralentissement du transit intestinal), il convient de mettre en place une sonde d’aspiration gastrique pour éviter une fausse route bronchique, aux conséquences potentiellement graves.
Le dimanche 5 août 2018 à 9 h 05, le fils d’un homme de 83 ans appelle le SAMU en déclarant à la permanencière de la régulation que "son père avait travaillé à l’extérieur avec son autre fils la veille. Depuis, il se plaignait de troubles musculaires, pas de vomissements mais des nausées. Il le trouvait déshydraté au niveau cutané et très fatigué".
Dans les antécédents de ce patient, on retrouve une HTA traitée depuis plusieurs années, une intoxication tabagique ancienne et active mais pas d’intoxication alcoolique. Traitement : Nébivolol (bêtabloquant), Amlor® (inhibiteur calcique), Hytacand® (antagoniste des récepteurs de l’angiotensine II/hydrochlorothiazide), Alprazolam (benzodiazépine).
À 9 h 26, dossier régulation du SAMU : "Altération de l’état général, déshydratation. Orientation par le médecin de la régulation vers la Maison Médicale (proche du domicile du patient)".
Vers 10 h 30, consultation du Dr A., médecin généraliste de la Maison Médicale : "Le diagnostic de douleurs musculaires aurait été évoqué. Pas de note de l’examen clinique. (Il a été précisé que le rapport de la régulation signalant la déshydratation n’avait pas été transmis au Dr A.). Ordonnance pour trois jours : Voltarene® LP 75 mg. Doliprane®.
Le 6 août 2018 à 7 h 43, appel du SAMU par l’épouse du patient. Dossier régulation SAMU : "Depuis 2 jours, douleurs abdominales et perte d’appétit. Altération EG. Présence de toux. Présence de nausées. Hydratation normale. Pas de douleur thoracique. Douleurs abdominales +++ toute la nuit. Ne s'alimente pas". Envoi d’une ambulance.
À 8 h 29, bilan par l’ambulancier : "Depuis 3j, douleur abdominale EVA 8/10 avec perte d’appétit. Aurait été vu hier en consultation MG à la Maison Médicale. Pas d’amélioration depuis. Pas de pâleur, pas de sueurs. TA 157/100. Pouls 85, sat 95 %".
À 8 h 57, admission aux urgences du centre hospitalier. Bilan par l’Infirmière d’Accueil et d’Orientation (IAO) : "Pouls 76/min ,TA 121/63 mmHg, Temp 36,8°C. SpO2 93 %. Bilan biologique :
De 12 h 15 à 13 h, remplissage vasculaire : 1.5 litre de cristalloïdes (chlorure de sodium 0.9 %).
À 12 h 55, (environ 25 minutes avant le scanner), gazométrie (apport d’oxygène non précisé) : pH 7.24, lactate 14.4 mmolL ; PaO2 62 mmHg SaO2 88 %. ; PaCO2 33 mmHg. ; Bicarbonates 14 mmolL.
À 13 h 20, scanner abdominal avec injection pour suspicion de rupture d'anévrisme de l'aorte abdominale : pas d’anévrysme. En fenêtre abdominale, syndrome occlusif grêlique sur bride postéro-médiane en avant du promontoire avec une importante dilatation des structures digestives d'amont et hernie hiatale. Rehaussement pariétal homogène, absence de pneumatose pariétale, présence d'une lame d'épanchement pelvien déclive. Goitre médiastinal supérieur.
Après 13 h 20, évaluation médicale faite après le résultat du scanner abdominal : défaillance respiratoire : SpO2 84 % (Débit 02 :15 l) et fréquence respiratoire 40/min. Pouls 98/min. TA 134/85 mmHg (symétriques aux 2 bras) (pouls fémoraux +) . Temp : 36,6°C. Signes Généraux : marbrures ++ abdominales. Désaturation ++. Pli cutané. Examen digestif : abdomen tendu douloureux. BHA absents. ECG, sinusal, pas de troubles de la repolarisation.
Avis réanimateur : "Probable inhalation bronchique à bas bruit expliquant la désaturation, à revoir une fois l'occlusion levée".
Jusqu’à 14 h, TA dans des limites normales (125/80), tachycardie. Poursuite du remplissage vasculaire : 1.5 litre de cristalloïdes (chlorure de sodium 0.9 %).
À 14 h 28, consultation d’anesthésie, ASA 5. "Patient ininterrogeable, dyspnéique +++. Saturation entre 75 et 81 % sous masque haute concentration. Suspicion d'inhalation pulmonaire. Marbré. Limite inconscient. Arythmique. Pose (difficile) d’une sonde gastrique (avant ou après transfert au bloc ?).
À 15 h 13, transfert au bloc. Surveillance de 15 h 30 à 17 h 15, Durée opératoire : 48 minutes. Incision 15 h 51, fermeture 16 h 42. Syndrome occlusif sur bride - Laparotomie exploratrice - Section de bride - Pas de résection digestive. "(...) Même s'il existe des signes d'ischémie, celle-ci n'est pas dépassée. On se contente donc de réchauffer abondamment le grêle qui va récupérer, même s’il existe manifestement une hypoperfusion globale, en lien avec des difficultés à maintenir la tension".
En peropératoire, hémodynamique instable, administration phényléphrine, remplissage : 2,1 litres (1,6 l cristalloïdes et 500 ml de colloïdes). Liquide gastrique : 3 000 ml.
À 17 h 15, transfert en réanimation. Patient intubé, ventilé. PA 105/60 mmHg. FC 84/min. SpO2 100 %, FiO2 100 %. Temp 36,4°C. Extrémités froides, marbrures du tronc. Echographie transthoracique : FEVG environ 35-40 %. Bonne fonction ventriculaire droite, PAPs 18+ POD. VCI fine, se collabant. Bilan sanguin : acidose lactique (7,1 mmol/L) ; trouble coagulation (TP 39 %). Hémocultures stériles les 6 et 7 août. Antibiothérapie par Augmentin® (probable pneumopathie d'inhalation).
Évolution défavorable : défaillance multi-viscérale (hémodynamique, respiratoire, hépatique avec hypoglycémie profonde), majoration dobutamine à 10 µg/kg/min.
Le 7 août 2018 à 10 h 27, décès du patient (absence d’autopsie).
Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) par les ayants-droits du patient pour obtenir réparation des préjudices subis (septembre 2019).
Pour les deux experts, exerçant en libéral, l'un médecin interniste, l'autre chirurgien digestif :
"(...) Le mécanisme pathologique qui a abouti au décès du patient est un état de choc hypovolémique associé à de multiples défaillances d’organes (respiratoire, rénale, métabolique), qui a évolué rapidement vers une défaillance multi viscérale irréversible.
La cause de ce choc hypovolémique est une occlusion intestinale aiguë sur une bride. Il est dû à l’accumulation progressive de plusieurs litres de liquide dans l’intestin au-dessus de l’obstacle. Il est aggravé par les vomissements et la restriction des apports, en particulier hydriques, à partir du moment où l’occlusion s’installe.
Le seul antécédent de chirurgie abdominale du patient était une adénomectomie prostatique par voie sus pubienne avec une cicatrice sous ombilicale. Cette intervention peut se faire avec ou sans ouverture du péritoine, ce qui n’est pas connu dans le cas du patient.
Néanmoins, même en l’absence d’antécédent d’ouverture du péritoine, il peut exister des brides intra péritonéales, par exemple par accolement d’une frange épiploïque sur l’intestin grêle ou le côlon.
Analyse des responsabilités
Le Dr A. a vu le patient le dimanche 5 août 2018 dans la matinée. Il ne disposait pas des informations de la régulation du SAMU le même jour à 9 h 26, informations importantes dans la mesure où il y était évoqué une déshydratation à partir des renseignements communiqués par l’un des fils du patient.
Il n’y a pas de traçabilité du dossier médical concernant l’interrogatoire et l’examen clinique du médecin généraliste, ce qui suscite de fortes réserves de la part des experts. Le patient était accompagné de son épouse. Le médecin généraliste n’a pas été interpellé par une éventuelle déshydratation. Il n’aurait pas posé de questions sur le transit et les apports oraux.
L’âge du patient, ses antécédents médicaux, la notion d’effort en période estivale, devaient inciter le médecin généraliste à une grande prudence. Il avait une obligation de moyens ; or il n’a prescrit aucun examen biologique ou morphologique. Par ailleurs, il semble ne pas avoir laissé de consignes de suivi en cas de persistance ou d’aggravation des symptômes : pas de numéro de téléphone, pas de conseil de rappeler la régulation du SAMU ou d’aller directement aux urgences du centre hospitalier.
En conclusion, le comportement du Dr A., médecin généraliste, n’a pas été conforme aux règles de l’art.
La régulation du SAMU, après avoir recueilli des informations, a orienté le patient vers la Maison Médicale. Cette décision était justifiée. Les enregistrements du dimanche 5 août 2018 permettent de constater que, malgré des questions précises, le fils du patient n’a pas évoqué de douleurs abdominales ni de troubles du transit, mais plutôt des "douleurs musculaires au niveau digestif puis des douleurs à type de crampes digestives" dans le cadre d’un "coup de chaleur" avec déshydratation.
Le médecin régulateur a proposé une consultation à la Maison Médicale pour une évaluation clinique et une éventuelle décision d’hospitalisation. Prenant en compte les hésitations du fils du patient, il a proposé comme alternative d’amener le patient aux urgences du centre hospitalier.
L'ensemble de ces échanges témoigne d’un comportement conforme. Toutefois, les informations recueillies par la régulation du SAMU n’ont pas été transmises au Dr A. Dans la mesure où c’est le médecin de la régulation qui a proposé la consultation à la Maison Médicale, la communication d’informations était nécessaire. Il semble que cette modalité ne soit pas prévue dans le processus de la prise en charge de la régulation du SAMU.
Le 6 août 2018, l’appel du SAMU par l’épouse du patient a conduit à dépêcher une ambulance pour une hospitalisation.
Aux urgences du centre hospitalier, la prise en charge médicale s’est orientée vers une complication d’un anévrysme de l’aorte ; ce diagnostic a été infirmé par le scanner abdomino-pelvien. En revanche, le scanner a montré des images d’occlusion du grêle sur bride avec une importante dilatation des structures digestives d'amont.
Une première évaluation dès l’admission par l’IAO n’a pas montré d’anomalie des paramètres vitaux, en particulier la saturation en oxygène était à 93 %, a priori en air ambiant. Il n’y a pas eu de mesure de la fréquence respiratoire.
L'évaluation clinique par un médecin n’est tracée qu’après le scanner et la gazométrie, vers 13 h 30, avec des paramètres vitaux très différents de ceux de l’admission. Il y avait une détresse respiratoire aiguë confirmée par une désaturation importante à 84 % avec un masque à haute concentration en oxygène ainsi qu’une fréquence respiratoire à 40/min. Ainsi, la situation clinique s’était considérablement dégradée depuis l’admission, avec une défaillance respiratoire engageant le pronostic vital. Les chiffres tensionnels étaient dans des limites de la normale. Cependant, il était décrit des marbrures et une déshydratation. Le remplissage vasculaire par cristalloïdes n’a débuté que vers 12 h, soit trois heures après l’admission.
Outre cette évaluation tardive, l’équipe médicale s’est attachée à des valeurs normales de la pression artérielle, alors que la clinique et l’acidose lactique montraient que la souffrance cellulaire était importante. Il n’y a pas d’information sur la pose de la sonde gastrique. Elle semble avoir été posée au bloc opératoire.
L’indication opératoire était justifiée. L’intervention a été réalisée dans un délai optimal après le diagnostic établi vers 13 h 30. La réalisation de l’acte opératoire a été conforme et n’appelle pas de remarques particulières. Il n’y avait pas d’indication à faire une résection digestive. Les signes d’ischémie digestive sont en rapport avec le choc hypovolémique et l’hypoperfusion de l’intestin. Ils ont partiellement régressé après réchauffement de l’intestin.
La prise en charge en réanimation a été appropriée. Malgré les moyens mis en œuvre, la situation clinique a continué à se dégrader.
En conclusion, le comportement des équipes médicales du service d’accueil des urgences n’a pas été conforme aux règles de l’art. Il apparaît qu’il n’y a pas eu d’évaluation clinique tracée par un médecin, peu de temps après celle de l’IAO. La constatation par l’équipe médicale d’une déshydratation a été tardive, conduisant à un retard thérapeutique (remplissage vasculaire) de 3 heures.
D’une part, l’absence de mise en œuvre de moyens diagnostiques par le Dr A, médecin généraliste, ce qui a entraîné un retard diagnostique du syndrome occlusif, entraînant un retard de prise en charge de l’hypovolémie au centre hospitalier.
D’autre part, un retard dans la prise en charge thérapeutique de l’hypovolémie aux urgences du centre hospitalier.
Ces deux comportements non conformes ont été des facteurs importants dans l’installation d’un syndrome de défaillance multiviscérale et dans l’évolution vers le décès.
On ne peut pas, toutefois, établir un lien direct et certain entre ces manquements et le décès. Mais ces manquements ont cependant un lien indirect avec une perte de chance d’éviter le décès.
Prenant en compte l’état clinique à l’admission au centre hospitalier, moment où les défaillances d’organes n’étaient pas apparues, les experts estiment la perte de chance entre 30 et 50 %.
La répartition de cette perte de chance entre le Dr A., médecin généraliste, et le centre hospitalier est de 30 % et 70 %. (…)"
La Commission retient que les manquements fautifs dans la prise en charge du patient lui ont causé une perte de chance de survie de 30 % à répartir entre :
Les experts attribuent le décès du patient à une défaillance multiviscérale, conséquence d’un choc hypovolémique tardivement traité. Or, d’après les mêmes experts, à la sortie du scanner "la situation clinique s’était considérablement dégradée depuis l’admission avec une défaillance respiratoire engageant le pronostic vital. Les chiffres tensionnels étaient dans des limites de la normale…". D’après l’anesthésiste ayant réalisé la consultation de pré-anesthésie, la détresse respiratoire s’était encore aggravée avant le transfert au bloc opératoire.
Si l’hypovolémie a contribué au décès du patient, la détresse respiratoire liée à des fausses routes bronchiques, qui n’existait pas lors de l’admission aux urgences, mais déjà manifeste à 12 h 55 (PaO2:62mmHg) et qui s’est considérablement aggravée après le scanner, a manifestement accéléré la défaillance multiviscérale.
Il est surprenant que le médecin des urgences ait retenu chez ce patient, une complication d’un anévrysme abdominal, sans évoquer une occlusion intestinale compte tenu du contexte, ce qui aurait dû conduire rapidement après l’admission du patient à la mise en place d’une sonde d’aspiration gastrique, et ce, certainement avant la réalisation du scanner.
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