Myers CG, Sutcliffe KM High reliability Organising in healthcare : still a long way left to go BMJ Quality & Safety Published Online First : 14 June 2022. doi : 10.1136/bmjqs-2021-014141
Un article de fond en réponse à la difficulté de la santé à améliorer sa sécurité en adoptant les bonnes solutions des autres industries, notamment en s’inspirant des meilleures théories sur les Organisations à Haute Fiabilité (HROs).
Le célèbre rapport de l’académie de médecine américaine, To err is Human (Faire des erreurs est humain) publié en 1999, avait véritablement installé dans nos pratiques la question de la sécurité des soins. Parmi les nombreuses idées fortes de ce rapport, il y avait celle que le risque et la sécurité en médecine n’ont rien de vraiment différent du reste de l’industrie à haut risques, et que la santé devait apprendre de ces secteurs. Dans cette logique, la théorie et les principes des organisations à haute fiabilité (HROs) développés à Berkeley, et largement repris par les industries à risques dans le monde entier, pouvaient et devaient s’appliquer à la médecine.
Les HROs prônent 5 principes à partager par tous, qui sont autant de valeurs pour une culture de sécurité :
L’application au domaine médical a été maintes fois tentée. Les autorités d’accréditation, l’agence de la Qualité et les sociétés savantes ont essayé de pousser l’adoption des 5 valeurs proposées.
Le résultat est globalement (très) décevant, sans changement significatif, sans doute le reflet comme souvent de greffes ponctuelles de bonnes idées qui n’ont pas trouvé le terreau culturel favorable à leur développement.
C’est ce que montre une importante étude canadienne (Rotteau, 2022) basée sur 71 entretiens conduits avec les professionnels de santé de terrain (médecins, infirmiers, personnels impliqués dans la sécurité du patient) : de leur avis général, les trois premiers principes (être tous concernés par la sécurité, ne pas simplifier, être sensible au contexte) sont parfaitement assimilés et mis en pratique sans même devoir les rappeler et par contre, ils ne sont pas convaincus ni d’une quelconque amélioration d’une meilleure écoute de leur expertise par le management, ni d’une quelconque résilience accrue des hôpitaux et ce, malgré les programmes de formation qui n’ont pas manqué.
Un autre point négatif récurrent est justement le lien avec les stratégie de formation proposée pour faire évoluer les pratiques vers du HROs, que les analystes trouvent souvent bien trop superficielles en santé, se limitant à des slogans et mots ‘’un peu valises’’ comme "Haute fiabilité" où chacun met derrière leurs idées préconçues sans même écouter les exigences de la théorie particulière que l’on veut faire passer, et bien trop centrées individu, sans rappel des fondements réels de la théorie, ni de ce que cela implique vraiment en matière de changement des organisations par le management intermédiaire et la direction. Bref, la culture de base existant en santé est bien moins perméable à ces idées, et bien moins "apprenante’" que dans le reste de l’industrie.
Ce défaut structurel génère d’autres défauts en cascade ; sûr d’eux, les professionnels de santé n’ouvrent pas leur terrain aux sciences humaines et sociales (SHS) sur les questions de sécurité, comme le font les industries à risque, et n’écoutent pas leur apport ; la différence avec les industries à risques est presque une caricature. L’organisation de santé à l’art de générer ses propres experts de la sécurité toujours parmi ses pairs pour étudier les risques, analyser les accidents et faire changer ses pratiques, et de fait reste profondément endogamique et bureaucratique dans toutes ses actions, prenant juste quelques idées et mots clés sur étagère en sécurité industrielle au grès des modes mais souvent sans en comprendre le fondement et les exigences en matière de changement organisationnel. Ainsi vont les idées de check-list ou de formation au travail en équipe, importées de l’aviation, ou encore celle de résilience, mais en oubliant totalement le contexte culturel nécessaire au succès de ces idées.
Pour enfoncer la différence avec les pratiques industrielles, les essais inspirés des HROs en santé sont la plupart du temps fragmentés, en silo, limités à un service, pour une spécialité donnée, et plus que tout limités à quelques professionnels volontaires de terrain, sans apprentissage croisé au-delà de ce service. Au mieux, le changement imaginé reste très local, loin des décideurs alors que le principe incontournable des HROs exige de changer l’organisation générale et d’impliquer toute la chaîne hiérarchique.
On ne sera pas surpris que les visions de ce qu’est un bon système HRO diffèrent d’un service à l’autre, d’un essai à l’autre, sans discussion et confrontation générale des différences. Les réalisations dites inspirées des HROs, souvent éloignées de fait de la théorie, vivent et subsistent sans critiques externes, se pérennisent même parfois comme des "bonnes pratiques locales" (ce qu’elles ne sont pas) et aggravent encore le paysage de dissociation de la pensée et de dilution des leçons portées par les HROs.
Les auteurs soulignent la nécessité de "changer de braquet", d’imposer le cœur de la pensée HROs dans la sécurité médicale dans une logique d’amélioration de l’agilité des organisations à mieux gérer les surprises quotidiennes, les adaptations nécessaires, et à devenir plus résiliente. Cela suppose une ouverture pluridisciplinaire urgente et de taille incluant les SHS (la sécurité ne peut pas être résolue uniquement par une approche médicale exclusive), et une éducation bien plus importante des professionnels (et des directeurs).
De l’avis des auteurs, on est encore très loin de cette réalité tant les résistances sont grandes…