Instituer une procédure de validation de lecture systématique des examens de laboratoire, et plus généralement des examens complémentaires, participe à réduire notablement les retards et erreurs diagnostiques. Cela permet ainsi une prise en charge précoce et pertinente, en réduisant de ce fait les pertes de chances pour les patients.
Une patiente a dans ses antécédents, en novembre 2013, une thyroïdectomie totale (hypothyroïdie substituée par Levothyrox®) et, depuis environ 10 ans, une lombosciatique gauche sur discopathie dégénérative.
En 2015, son médecin traitant lui prescrit un bilan biologique comportant un hémogramme considéré comme normal : Hémoglobine (Hb) 14.6 g/dL, Plaquettes 415 000/mm3, Leucocytes (GB) 7180 /mm3, dont polynucléaires neutrophiles (PNN) 53 %, polynucléaires éosinophiles (PE) 3 %, polynucléaires basophiles (PB) 1 %, lymphocytes (Ly) 32 %, monocytes (Mo) 10 %.
Un an plus tard, la patiente reconsulte son médecin traitant. Ce dernier lui prescrit un nouveau bilan sanguin comportant un hémogramme. Une prescription d’un antibiotique (Oflocet®) est aussi réalisée en raison d'une probable infection urinaire.
L’hémogramme se révèle anormal : Hb 15.9 g/dL, Plaquettes 894 000 /mm3, GB 41 000/mm3 comportant une importante basophilie (816/mm3) et une myélémie significative à 19 % associant métamyélocytes, myélocytes et promyélocytes. Pas de blastes circulants observés. La CRP est normale (< 5 mg/L) et l’uricémie est à la limite supérieure de la normale (58 mg/L).
Le jour de la réalisation du bilan sanguin, à 16 h 28, le laboratoire appelle le médecin traitant a priori sans succès, comme en témoigne le document de traçabilité des appels de ce dernier. Une télétransmission est faite, le même jour un peu plus tôt à 16 h 15, par le laboratoire. Cette transmission a eu lieu via APICRYPT (opérateur de messagerie sécurisé). Sur le CR de l’hémogramme, il est indiqué que cet exemplaire a bien été transmis au médecin traitant.
Lors de la réunion d’expertise, la patiente affirme ne pas avoir reçu d’exemplaire de ce CR biologique et ne pas avoir été rappelée par son médecin traitant.
Pendant les 8 mois suivants, la patiente se plaint de la survenue progressive de douleurs osseuses diffuses avec sueurs nocturnes, myalgies, asthénie et anorexie.
La patiente reconsulte alors son médecin traitant qu’elle n’avait pas revu depuis, car elle se plaint de maux de ventre, de dorsalgies et d’hématomes plus ou moins spontanés (bras et jambes),
La patiente aurait demandé la prescription d'un bilan biologique, ce à quoi le médecin traitant aurait répondu qu'une telle prescription était inutile (selon l'assignation en référé de 2021 de l’avocat de la patiente), considérant que ces symptômes étaient banals.
Le médecin traitant n'a pas regardé le dossier Informatique de la patiente dans lequel les résultats de l'hémogramme du 26 octobre 2016 avaient été enregistrés via APICRYPT (ainsi qu'il l'a précisé en réunion d'expertise).
Une prescription de Naproxène® (AINS), d’Ixprim® (antalgique) et de Levothyrox® (en raison de l'hypothyroïdie connue) était remise à la patiente.
Un an après la prescription du premier hémogramme anormal, la patiente appelle son médecin traitant pour qu’il vienne à son domicile car elle se sent de plus en plus mal. La prescription d’une échographie abdominale et d’un bilan sanguin est faite par ce dernier "sans caractère d'urgence" (selon l'assignation en référé de l’avocat de la patiente).
Une nouvelle série d’examens est réalisée : hémogramme : NFS : Hb 12,6 g/dL ; GB 194 000/mm3 avec myélémie à 30%, blastose à 1 %, érythromyélémie à1 %, basophilie à 2 % (3.888/mm3) ; Plaquettes 482 000/mm3. -CRP (C-Réactive protéine) ; 75 mg/L, - Uricémie élevée, 64 mg/L. - Discrète insuffisance rénale avec - DFG (débit de filtration glomérulaire), 64 ml/mn- ECBU, présence d’un E Coli.
Le jour même, devant ce bilan, la patiente se présente aux urgences du centre hospitalier proche de son domicile en raison de son extrême fatigue, de douleurs lombaires gauches et de violentes "décharges électriques" hypogastriques durant les mictions. Absence de fièvre.
Le diagnostic de pyélonéphrite aiguë non obstructive est porté.
Transfert immédiat de la patiente dans le service d’hématologie du CHU où elle séjournera 7 jours. Le myélogramme confirmant le diagnostic de leucémie myéloïde chronique (LMC) en phase chronique sans excès de blastes.
Un traitement par Hydréa® pour cyto-réduction est immédiatement entrepris, puis introduction d’un traitement ciblé par inhibiteur de tyrosine kinase (ITK) de première génération (Glivec®). Un suivi régulier en consultation en hématologie au CHU est entrepris.
L'évolution de la LMC de la patiente a été compliquée par un échec à 6 mois de l’ITKI. L'inclusion dans le protocole PONAZA associant Vidaza® et Ponatinib a permis d’obtenir la rémission moléculaire majeure (RMM).
Assignation du médecin traitant par la patiente (après échec d'une tentative de conciliation) pour obtenir réparation des préjudices qu'elle avait subis (juin 2022). Dépôt de l'expertise en janvier 2022.
Pour l’expert, Chef d’un service hospitalier d’hématologie :
"(…) La patiente était inquiète des conséquences d’un retard dans la prise en charge de son hémopathie, ce qui, pour elle, a participé à l'échec des thérapeutiques usuelles nécessitant un traitement plus lourd associant Vidaza® et Ponatinib®. Ces différents traitements ont été modérément tolérés.
Elle dit éprouver le sentiment de ne pas avoir été prise au sérieux par son médecin traitant en juin 2017 alors qu’elle était particulièrement symptomatique. Elle a éprouvé beaucoup d'angoisse au moment où il lui a été annoncé qu'elle était porteuse d’une hémopathie "très sévère" et qu'elle a été persuadée à ce moment qu'elle pouvait mourir.
La patiente est, en effet, porteuse d’une leucémie myéloïde chronique (LMC), hémopathie maligne, diagnostiquée le 10 juillet 2017 au CHU. À ce moment, elle était en phase chronique, score intermédiaire avec une translocation complexe au niveau du chromosome Philadelphie, ce qui ne constitue pas en soi un élément péjoratif. Ce diagnostic pouvait être posé avec certitude dès le 26 octobre 2016 c’est-à-dire 8,5 mois avant le diagnostic effectif de l’hémopathie, devant les anomalies de l'hémogramme prescrit par son médecin traitant.
Y a-t-il eu manquement de la part de ce dernier, compte tenu de l’absence d’information délivrée auprès de sa patiente concernant les résultats de cet hémogramme ? Le médecin traitant disposait de tous les éléments biologiques suffisants pour poser, dès le 26 octobre 2016, le diagnostic de cette hémopathie. Il n’y avait en effet pas d'autre diagnostic différentiel possible à ce moment. Le médecin traitant a affirmé ne pas avoir eu connaissance à ce moment des résultats de l’hémogramme. Il existe donc un lien de causalité direct et certain entre le fait générateur qui est le défaut d'information et le dommage qui est ici le retard de diagnostic.
À notre avis, il ne semble pas que le retard de diagnostic de la LMC ait pu modifier l'évolution ultérieure de la maladie et les choix des traitements effectivement proposés. Ceci signifie que ce retard n'a pas eu de conséquence en termes de perte de chance. Dès lors, la date de consolidation est celle du diagnostic de la LMC, soit le 10 juillet 2017.
Les dommages ont été seulement temporaires durant la période allant du 26/10/2016 au 10/07/2017 avec une symptomatologie significative subie par la patiente à type de douleurs osseuses diffuses, de sueurs nocturnes, d'insomnie, de myalgies, d’asthénie, de maux de ventre...
Ce retard a aussi pu participer à la survenue début juillet 2017 de la pyélonéphrite par compression splénique au niveau urétéral.
Les actes et les soins dispensés dans le service d’hématologie du CHU ont été consciencieux, attentifs, diligents et en accord avec les règles de l'art et les données acquises de la science tout au long de la prise en charge de la patiente (…)."
Pour les magistrats :
"(…) Il ressort des pièces du dossier, et en particulier du rapport d’expertise judiciaire, que le lien de causalité entre les préjudices de la patiente et les manquements de son médecin traitant est établi (…)."
Indemnisation de 5 775 euros.
Dans "Audit de Sécurité des Soins en Médecine de Ville"(1), René Amalberti et Jean Brami insistent sur l’ampleur des risques associés au suivi du retour des examens médicaux et à leur archivage : "Un médecin de famille voit 100 à 120 patients en moyenne par semaine et prescrit des examens complémentaires dans 39 % des cas. Sans surprise, 14 à 25 % de toutes les erreurs rapportées par les généralistes dans la littérature, sont des erreurs en lien avec la prescription, la communication des résultats et l’exploitation des résultats anormaux... Il est ainsi du devoir de tout médecin de famille :
En mai 2021, l’Association Canadienne de Protection Médicale (ACPM) a publié sur le même sujet, des recommandations identiques en analysant sur chacune des étapes précédentes, quelles étaient les principales erreurs commises et comment les éviter(2).
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