Les spécialistes de la sécurité des soins prônent depuis des années l’intérêt de signaler les presqu'accidents, qui ont des causes communes avec les vrais accidents, tout en étant moins traumatisants puisqu’ils n’ont pas d’issue dramatique. Mais ce type de signalement permet-il de faire progresser la sécurité des patients ? Pas si sûr…
En quelque sorte, ils permettent le même résultat (l’accès aux causes et leur suppression), pourvu qu’on les analyse en profondeur, comme les vrais accidents.
L’idée n’est pas neuve. Inspirée dans la grande littérature des écrits de William Helmreich (dont la première édition date de 1931), elle établit que pour 300 accidents sans blessure, on ne compte que 29 blessures mineures, et un seul accident avec des blessures majeures.
Cette idée a été reprise dans le travail, encore plus connu, de Franck Bird publié en 1969. Le travail a été conduit dans une compagnie d'assurance et a porté sur 1 753 498 accidents déclarés par 297 entreprises de 21 groupes industriels différents, représentant 1 750 000 personnes et 3 000 000 d'heures travaillées.
Bird reprenait alors dans ses résultats le concept de pyramide de Helmrich en lui donnant de nouveaux chiffres, depuis devenus des "icones" de la sécurité.
Pour 600 incidents mineurs, on ne compte que :
Le plaidoyer pour adopter ces signalements est déjà ancien dans les industries comme la chimie (Van der Shaaf 1992).
C’est encore la même idée qu’on retrouve, sous une forme à peine différente, dans l’attention prioritaire de chacun à rapporter les signaux faibles, telle que développée par Weik et Sutclliffe (2001) dans la théorie sur les organisations de haute fiabilité (HROs).
L’évidence et la conviction internationale étaient si fortes que le monde médical a pris le pas de cette littérature sans trop se poser de question dès les années 2000 (Barach & Small). Ceci d’autant plus que le fait de traiter de façon sereine des événements restés sans conséquences (le propre des near-miss) apparaissait une bonne idée dans un milieu professionnel encore très tendu par les perspectives judiciaires associées à l’erreur médicale.
Depuis les années 2010, la "musique" de la littérature internationale a commencé à changer en requestionnant profondément les "évidences" associées au signalement des near-misses1.
Le continuum entre accidents mineurs et majeurs n’est pas confirmé et les causes entre ces deux catégories d’événements apparaissent largement différentes, contrairement à ce que disait la littérature.
Des revues de questions commencent à peine à faire un point en médecine sur l’impact réel du signalement des near-misses (Woodier 2023), avec le retard habituel de la médecine en la matière par rapport à l’évolution de la littérature internationale industrielle.
La dernière revue de littérature et méta-analyse de grande ampleur portant sur tous les articles et revues parus sur le thème depuis 2000 (Woodier 2023, opus cité) vient d’être publiée et confirme toutes les inquiétudes maintenant disponibles sur ce concept.
Elle porte sur 4 745 études dont 19 essentiellement publiées depuis 2010 ont été finalement retenues pour leur qualité méthodologique de revue de littérature et/ou d’analyse scientifique rigoureuse des bénéfices-inconvénients de ce type de signalement (essai randomisé notamment). Tous les secteurs médicaux, primaires, secondaires et tertiaires sont concernés.
La revue confirme le manque de données objectives associées à l’utilisation de ce type de signalement en médecine pour faire progresser la sécurité du patient.
Les articles parlent beaucoup de méthodes d’analyse et d’actions à développer dans les suites des déclarations, mais parlent peu ou pas d’évaluation d’impact sur la clinique des patients et la sécurité des soins. Le seul impact positif décrit de façon répétée concerne l’amélioration de la culture de sécurité de l’équipe (Tanz, 2018), mais ce n'est qu’un résultat intermédiaire, lui-même questionné par une autre littérature interrogeant le lien entre culture de sécurité et sécurité du patient.
# La considérable variation des définitions retenues pour le near-miss rend le concept à géométrie totalement variable, en jouant sur l’idée de précurseur direct ou au contraire lointain du problème que l’on pense devoir éviter.
Par exemple, si l’on considère le risque d’erreur de patient au bloc, on pourrait imaginer déclarer des near-misses aussi différents que les trois exemples suivants :
On comprend que selon le grain adopté et la consigne donnée, on passe de quelques near-misses à des milliers au quotidien… pour le même risque final. |
10 articles sur les 19 préconisent - pour contourner ce problème de définition - de se limiter à une vision particulière des near-misses limitée aux incidents ayant quand même touché le patient mais sans conséquences sévères. C’est un choix plus facile à comprendre, mais bien plus limité et souvent déjà inclus de fait dans la déclaration des événements indésirables et faisant dans ce cas doublon.
Ce flou de définitions encourage une déclaration "orientée" où chacun déclare plutôt ce qu’il veut selon ses propres visions des éléments qui "nourrissent une cause", une priorité sur laquelle on voudrait que l’autre (la direction, le management) agisse.
# On note aussi de façon récurrente la pauvreté - voire la naïveté - des stratégies des établissements médicaux qui se limitent souvent à créer un indicateur de comptage des near-misses pour en faire un objectif de réduction, ce qui est largement contradictoire avec l’idée d’encourager le signalement de ces événements sans conséquences. Les systèmes humains mis en place en santé sont souvent débordés par le temps d’analyse et l’hétérogénéité du matériel recueilli, aboutissant souvent à se limiter à cocher l’existence du dispositif, au mieux à produire des arguments pour modifier ce que l’on voulait déjà modifier avant le signalement.
# Le calcul du gain (de sécurité) reste de toute façon complexe et hypothétique puisque les événements ne sont pas arrivés réellement. Certains se lancent dans cette logique avec des approches complexes inférentielles, sans complétement convaincre d’un point de vue scientifique (Tanz, 2018, Lozito, 2018).
Au bilan, la méta-analyse est sévère. Elle rejoint le cortège d’analyses allant dans ce sens dans l’industrie.
Pour le dire autrement, la méta-analyse :
|
Pour aller plus loin