Un choc traumatique avec hématome important chez un patient sous AVK doit immédiatement faire l’objet d’un dosage de l’INR afin de décider des modalités d’arrêt des AVK et de leur relai. Cela peut ainsi permettre le traitement précoce de l’hématome, de son extension et de la possible anémie induite. Cela est d’autant plus important que le sujet est âgé et doté d’une grande fragilité vasculaire.
Madame M., née en 1930 (87 ans au moment des faits) est une retraitée autonome et active mais qui possède de lourds antécédents cardio-vasculaires :
Mme M… n'a pas de varices, mais il semble qu'une contention veineuse par bandes élastiques est portée depuis 2017.
Le 22/12/2017, cette patiente heurte malencontreusement, contre un petit meuble, la face interne de sa jambe gauche.
Dès le lendemain (J1), sa fille (infirmière) constate un énorme hématome de la face interne de la jambe, situé entre la cheville et le genou et présentant déjà des phlyctènes à la partie supérieure.
La patiente est conduite au service des urgences de l'hôpital privé de sa ville où elle est examinée par le Dr A., urgentiste, qui note dans son observation :
Le compte rendu radiographique mentionne :
Une ordonnance de Paracétamol 500 mg, 2cp x 3/j en cas de douleur est rédigée.
En revanche, le bon prescrivant la consultation orthopédique n'est pas remis à la patiente.
De retour à domicile, les douleurs de jambe vont vite gêner la patiente dans ses déplacements, l'empêchant de monter les marches pour se rendre dans sa chambre. L'une de ses filles doit venir s'installer chez elle pour pouvoir l'aider dans tous les gestes de la vie quotidienne. La douleur intense provoque une chute, à deux reprises, à domicile, sans notion de malaise ni de vertige.
Le 26/12/2017 (J4), appel du médecin traitant, les phlyctènes étant devenues très importantes. Prescription de soins infirmiers à domicile avec pansement de la jambe.
Sur la photographie du 27/12/2017 (J5), diffusion de l'hématome dans les parties molles adjacentes et apparition d’une zone de nécrose de 3 à 4 cm de diamètre, à la partie supérieure de l'hématome.
Le 29/12/2017 (J7), retour de la patiente au service des urgences de l’hôpital privé ramenée par sa fille, inquiétée par l'évolution locale, l'intensité des douleurs et les difficultés de déplacement.
Elle est reçue à nouveau par le Dr A. qui note :
- "Patiente vue pour hématome jambe gauche suite à trauma.
- Hématome prenant toute la jambe gauche avec zones de nécrose de 2 cm de diamètre.
- Avis Dr B. chirurgien, Conduite à tenir : pansement gras.
- Doit revenir le mardi 02/01/18 pour consultation du Dr B. aux urgences".
(Lors de l’expertise, le Dr B. déclarait être venu examiner aux urgences le 29/12/2017, la jambe de la patiente, ne pas avoir retenu d’indication urgente, en conseillant la poursuite des pansements avec un contrôle prévu le 02/01/2018). Il n’existe aucune trace écrite de ce passage.
L'entourage de la patiente ne se souvient pas de la visite de ce praticien, mais se rappelle parfaitement qu'en réponse à la question d'une éventuelle hospitalisation pour prise en charge de cette personne âgée, très douloureuse et très handicapée, sous anticoagulants, un aide-soignant aurait répondu : "vous êtes infirmière libérale et ce n 'est pas à vous de prendre cette décision".
A domicile, la patiente continue à souffrir et n'est pas calmée par le Paracétamol prescrit par le médecin urgentiste. Elle doit se déplacer à l'aide d'un déambulateur. Absence de fièvre.
Le 02/01/2018 (J11), la patiente se présente comme prévu à la consultation accompagnée par l'une de ses filles, à qui l'on demande de rester en salle d'attente pendant la consultation.
La patiente est examinée par le Dr B., chirurgien, qui conseille d'attendre que la nécrose soit parfaitement délimitée avant de pouvoir intervenir chirurgicalement. Il aurait pensé à ce moment-là, revoir la patiente 48 heures plus tard mais n'a pas rencontré sa famille, n'étant pas informé que celle-ci était dans la salle d'attente.
En quête de renseignements, la fille de la patiente se rend au secrétariat du chirurgien, où on lui répond : "ne pas être au courant des décisions prises par le Dr B., actuellement au bloc opératoire et non joignable".
En date du 02/01/2018, le Dr B. adresse un courrier au médecin traitant :
"J'ai eu l'occasion d'examiner Mme M. aux urgences afin de contrôler l'évolution de son hématome de la jambe gauche apparu lors d'un petit traumatisme sous traitement par Préviscan. Il existe une zone de nécrose cutanée qui va se délimiter progressivement. Les pansements sont à renouveler à son domicile tous les jours ou tous les deux jours, je reste à disposition pour la revoir ultérieurement si nécessaire. PS : j’ai appris en fin de matinée que les filles de cette patiente avaient cherché à me voir mais n'avaient pas souhaité m'attendre quelques minutes afin d'évoquer les problèmes posés par leur mère. Elles ont donc consulté avec leur mère auprès du service des urgences du Centre hospitalier. Je regrette cette impatience".
Les filles de la patiente, déçues de n'avoir rencontré aucun médecin, de n'avoir aucun renseignement sur la prise en charge éventuellement prévue, et très inquiètes de l'état de leur mère, décident, à la sortie de l’Hôpital privé, de la conduire aux Urgences du Centre hospitalier. Dossier établi par le médecin urgentiste du Centre hospitalier :
Avis demandé au Dr Z., chirurgien du Centre hospitalier :
La patiente est ensuite hospitalisée dans le service de chirurgie orthopédique du Centre hospitalier.
Le bilan biologique d'entrée objectivait l'absence d'hyperleucocytose, une hémoglobine à 8,2 g/L, INR à 5,37, CRP à 76 mg/L.
Le 04/01/2018 (J13), patiente non algique. Transfusion d’un concentré globulaire, l'hémoglobine restant basse à 8,3 g/L. INR à 3,01
Le 05/01/2018 (J14), dossier infirmier :
Le 06/01/2018 (J15), l'INR à 1,1. Mise sous Calciparine 0,4 ml toutes les 8 heures. Consultation dermatologue « Plaie sous tension avec un gros hématome cailloté à l'intérieur, sans signe d'infection patente ». Demande d’un avis chirurgical orthopédique : « Décision d’intervention ce jour, pour retrait de la nécrose et pose d'un VAC ».
Compte-rendu opératoire :
Le 10/01/2018 (J19), transfert de la patiente dans le service de dermatologie.
Le 15/01/2018 (J24), écho doppler artériel :
Le 22/01/2018 (J31) :"Evolution de la plaie favorable grâce au système aspiratif. Bourgeonnement occupant 90% de la surface de la plaie. Réintroduction du Préviscan, traitement jugé indispensable, à maintenir au long cours, selon le cardiologue, car il existe une probable arythmie à l'origine de la thrombose artérielle en janvier 2017".
Le 07/02/2018 (J47) : "Hémoglobine à 10,9 g/L .INR à 2,7. Consultation de chirurgie pour une éventuelle greffe secondaire prévue au CHU le 21 février. Décision de laisser sortir la patiente en HAD (hospitalisation à domicile) avec le système PICO (système simplifié pour le traitement des plaies par pression négative en cas d’exsudats de faibles à modérés). Actuellement la plaie ne fait plus que 10 x 6 centimètres, elle est propre et bourgeonnante".
Le 09/02/2018 (J49) : retour de la patiente au domicile dans le cadre d'une HAD jusqu'au 29/03/2018.
Le 21/02/2018, consultation chirurgien plasticien : "Cicatrisation progressive de la plaie de la jambe gauche, avec comblement et réduction très importante de la perte de substance cutanée, mesurant à la fin des soins environ 15x5 cm, restant atone".
Le 07/03/2018, consultation chirurgien plasticien : "Très bonne évolution locale bourgeonnement favorable à la greffe absence de complication locorégionale.".
Le 29/03/2018, intervention : "Greffe de peau mince prélevée au niveau de la face antérieure de la cuisse gauche.".
Sortie le 30/03/2018, suites opératoires favorables, avec une bonne ré habitation de la greffe nécessitant des soins infirmiers jusqu'au 09/04/2018.
Doléances de la patiente lors de l’expertise (décembre 2018) : "Difficultés importantes pour se déplacer, ne sort plus de chez elle. Besoin d'une aide à la toilette en raison de la gêne à se mobiliser et de l'impossibilité à rester debout longtemps. Absence de douleur au niveau des cicatrices de la jambe et de la cuisse gauche. Poursuite du traitement par Kardégic® et Préviscan® (dernier INR à 2,41).
Assignation de l’urgentiste et du chirurgien de l’hôpital privé par la patiente pour obtenir réparation des préjudices qu’elle a subis (ordonnance du 25 juillet 2018).
Pour l’expert, chirurgien orthopédiste et traumatologue, exerçant en libéral :
"(…) Trois points particuliers doivent être abordés :
Il s'agit à l'évidence d'un volumineux hématome situé au tiers moyen de la face interne de la jambe gauche, sur 20 cm de hauteur et 7 à 8 cm de largeur, avec diffusion importante dans les parties molles adjacentes et important œdème de la cheville et du pied.
A sa partie supérieure, existait une zone de souffrance cutanée entourée de quelques phlyctènes dès le 23/12/2017, vingt- quatre heures après le minime traumatisme survenu la veille.
L'hématome occupe un espace de décollement situé entre le revêtement cutané et l'aponévrose jambière en profondeur, comme le constatera ultérieurement le chirurgien orthopédiste du Centre hospitalier, et cette lésion pourrait correspondre à un décollement de Morel-Lavallée, habituellement provoqué par un traumatisme tangentiel violent.
La fragilité vasculaire existant chez la patiente, les dilatations variqueuses, et surtout le traitement anticoagulant, expliquent l'apparition de cet hématome très important avec lésion de souffrance cutanée extrêmement précoce, ce qui signifie que, dès le début, la nécrose cutanée était inéluctable : l'évacuation précoce de l'hématome aurait soulagé les douleurs, mais n'aurait pas évité la constitution de la nécrose cutanée, nécessitant ensuite, comme on l'a vu, l'exérèse de celle-ci, le contrôle de la cicatrisation dirigée par le système aspiratif puis la greffe de peau.
On peut poser la question de savoir si un état vasculaire artériel déficient n'avait pas favorisé la nécrose cutanée : le pouls tibial gauche est bien frappé, mais le pouls tibial postérieur n'est pas retrouvé, ce qui confirme les conclusions de l'examen Doppler réalisé en janvier 2018.
Il existe donc probablement une altération de la vascularisation cutanée artérielle de la face interne de jambe qui a pu favoriser la nécrose.
La patiente prenait depuis janvier 2017 un traitement par Préviscan® nécessitant des contrôles biologiques réguliers (INR) pour vérifier l'efficacité du traitement et identifier éventuellement un sous-dosage ou un surdosage : l'INR doit idéalement se situer autour de 2,5 (les valeurs usuellement validées se situant entre 2 et 3). Les deux derniers dosages du mois de décembre 2017 sont dans les valeurs normales.
On retrouve très souvent un surdosage chez les malades sous AVK présentant soit une hémorragie externe, soit de volumineux hématomes, et dans un tel contexte il est impératif de vérifier la valeur de l'INR, car le surdosage impose l'arrêt immédiat du traitement, avec contrôle toutes les 24 heures, car l'effet des AVK ne disparaît qu'après 3 à 4 jours.
L'arrêt du traitement a plusieurs intérêts :
Un dosage d’INR n'a été demandé par aucun des médecins qui ont examiné la patiente entre le 23/12/2017 et le 02/01/2018, soit à son domicile, soit à l’Hôpital privé. Le Dr B., chirurgien, précisera à la fin de la réunion d’expertise qu'il pensait que cet examen avait été vérifié par ses collègues urgentistes.
Ce manquement a eu pour conséquence un retard dans la prise en charge idéale de cette patiente car :
Le traitement anticoagulant aurait dû être arrêté immédiatement, dès le 23/12/2017 et les médecins avaient une deuxième chance d'y penser le 29/12/2017...
Le traitement antalgique à base de paracétamol, était nettement insuffisant pour calmer les douleurs, bien signalées par l'entourage, et des antalgiques plus efficaces auraient pu être prescrits.
On ne peut pas dissocier le traitement de l'hématome et celui de la nécrose cutanée. En effet, l'hématome volumineux sans complication cutanée relève d'un traitement symptomatique, de l'application locale de pommade anti-inflammatoire ou de pansements alcoolisés, et d'une surveillance clinique et échographique. Lorsque les caillots se liquéfient après 10 à 15 jours, il est possible de ponctionner la collection liquidienne pour accélérer la résorption spontanée. Un traitement chirurgical peut être décidé rapidement en cas d'hématome compressif, ou tardivement en cas de persistance d'une collection enkystée après plusieurs semaines d'évolution.
Pour la patiente, l'évacuation de l'hématome n'était pas possible en urgence à cause du traitement anticoagulant, et l'apparition précoce de la nécrose cutanée imposait de surveiller l'évolution et l'extension de celle-ci : il est d'usage d'attendre que la nécrose soit parfaitement délimitée avant d'en réaliser l'exérèse chirurgicale. En effet, une excision précoce de la zone nécrosée visible sur la photographie du 27/12/2017, n'aurait pas empêché l'extension de la nécrose sur les zones adjacentes, avec nécessité d'autres interventions chirurgicales pour obtenir le résultat de l'intervention du 06/01/2018 : exérèse complète de la nécrose cutanée et de l'hématome sous-jacent. L'évolution des lésions que l'on peut suivre sur les différentes photographies permet d'affirmer que les lésions cutanées étaient définitivement constituées le 29/12/2017, et correspondent aux constatations du chirurgien le 06/01/2018.
Il apparaît donc que les manquements observés lors de la prise en charge de la patiente à l’Hôpital privé (absence de dosage de l'INR, absence d'écoute) ont occasionné un retard dans la prise en charge efficace et adaptée des lésions présentées au niveau du mollet gauche. La patiente aurait pu idéalement être opérée dès le 29/12/2017, selon la même technique que celle utilisée le 06/01/2018.
Ce retard à la prise en charge idéale sera analysé en termes de déficit fonctionnel temporaire partiel et de souffrances endurées. Il ne sera pas envisagé de perte de chance puisque le traitement complet des lésions par exérèse de la nécrose cutanée et évacuation d'hématome, était inéluctable dès le début du traumatisme de la patiente.
Enfin, en ce qui concerne la qualité des documents remis par l’Hôpital privé, on constate que les consultations des urgentistes ont été bien tracées mais, il n'y a pas de courrier accompagnant les demandes de consultation spécialisée.
Le Dr B. chirurgien n'a pas relevé de façon exhaustive ses constatations lors des différentes consultations auprès de la patiente.
Hématome post-traumatique de la jambe gauche survenu le 22/12/2017 chez une patiente sous anticoagulant, pris en charge par l’Hôpital privé le 23/12/2017, très rapidement compliqué de lésions de nécrose cutanée.
L'absence du dosage de l'INR constitue un manquement retenu à l'encontre du Dr A. urgentiste et du Dr B. chirurgien, ayant pour conséquence le retard apporté au traitement chirurgical de la lésion.
Par jugement avant dire droit du 5 mars 2021, le tribunal, ayant été informé du décès de la patiente, intervenu le 15 janvier 2021, ordonnait la réouverture des débats, aux fins de régularisation de la procédure, au bénéfice des ayants-droit de la patiente.
Pour le Tribunal :
"(…) La faute médicale est patente puisque, dès le 23 décembre 2017, l’urgentiste qui avait connaissance de la prise de Préviscan par la patiente aurait dû faire pratiquer un dosage de l'INR, ce qui aurait entraîné l'arrêt immédiat du traitement anticoagulant, la limitation de l'hématome, l'évitement de l'anémie et permis une intervention chirurgicale plus précoce.
Le Dr B. chirurgien qui a manifestement pris le relais décisionnel le 29 décembre 2017 est tout autant fautif puisque, informé à cette date et comme il le reconnaît de l'existence d'un traitement anticoagulant, il n'a, pas plus, pensé à vérifier le dosage de l'INR et à prescrire l'arrêt du traitement. On relèvera d'ailleurs que ni l'un ni l'autre ne pense même à invoquer à leur décharge une évaluation bénéfice/risque de l'arrêt du traitement anticoagulant, ce qui aurait pu paraître légitime. Ils seront donc tenus in solidum du préjudice auquel ils ont concouru chacun pour partie et pour moitié dans leurs rapports entre eux (…)".
Indemnisation de 4 200 €.
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