La lecture des résultats de biologie médicale, et plus généralement des examens complémentaires en médecine de ville, peut représenter une difficulté, en particulier en cas de surcharge de travail et/ou d’absence de secrétariat et/ou d’exercice de groupe. Il est absolument indispensable de mettre en place une organisation permettant la lecture journalière systématique de ceux-ci afin d’éviter tout retard diagnostique, source de perte de chance pour les patients.
En 2015, découverte chez un homme de 70 ans d’une dysglobulinémie monoctonale IgM (pic à 12 g/l, chaînes légères kappa augmentées à 74 ng/ml). Absence d'autre anomalie biologique, absence de syndrome tumoral. Surveillance et abstention thérapeutique.
Juin 2017, apparition d’œdèmes des membres inférieurs et de volumineuses adénopathies Inguinales bilatérales. Diagnostic de maladie de Waldenström symptomatique avec syndrome tumoral compressif.
Proposition de traitement par 6 cures de Rituximab et Bendamustine, avec la chronologie suivante :
Le 12 juillet : Cure n° 1. Le 27 juillet : Cure n° 2. Le 24 août : Cure n° 3. Le 21 septembre : Cure n° 4. La TDM montre alors une disparition des adénomégalies engainant l’aorte. Nette régression des adénopathies inguinales et iliaques externes. Le 19 octobre : Cure n° 5 avec un bon état général, des aires ganglionnaires libres. Le 10 novembre : Cure n° 6. Hospitalisation de jour pour bilan. Conclusion : bonne tolérance clinico-biologique. Le traitement de sortie combine :
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Le 21 décembre (soit 6 semaines après la 6e cure de chimiothérapie), le patient se réveille avec une fièvre à 39,5°C et une fatigue extrême. Son épouse n'ayant pu obtenir un rendez-vous auprès de son médecin traitant en congé, prend contact avec une association de médecins et obtient un rendez-vous pour le jour même, à midi, dans les locaux de l’association.
Au début de la consultation, l’épouse du patient remet au Dr A. (en fait, étudiant en fin d’études de médecine et remplaçant le Dr X. généraliste, membre titulaire de l’association) le dossier clinique et hématologique de son mari. Après avoir examiné le patient, le Dr A. prescrit des examens hémato-biologiques : numération formule sanguine (NFS), ionogramme sanguin et du paracétamol. La prise de sang est effectuée à 12 h 30, dans les locaux de l’association. Puis le patient et son épouse rentrent chez eux.
Le 22 décembre, le patient sous Doliprane® reste fatigué avec une fièvre persistante, quoique moins élevée. Dans l’après-midi, il reçoit des membres de sa famille et se couche à 22 h 30, toujours fatigué.
Le 23 décembre au matin, le patient est retrouvé mort par sa femme.
Lors de l'expertise, l'épouse du patient dit avoir reçu les résultats des examens hémato-biologiques le 24 décembre par le courrier. Elle précise qu'elle n'a eu aucun appel téléphonique de la part du laboratoire, ni le 21 ni le 22 décembre.
La NFS mettait en évidence :
Il n’a pas rempli de dossier médical lors de la consultation en raison du nombre de consultations qui se succédaient toutes les 10 minutes. Il précise que le dossier du patient lui a été présenté par son épouse. Il a lu le dernier courrier de consultation mais pas l'ensemble du dossier. Le patient lui a expliqué qu'il avait une chimiothérapie en cours. Il l’a examiné sans rien trouver de particulier, notamment du point de vue infectieux. Le patient était apyrétique. Il a prescrit des examens biologiques.
Selon lui, le risque d'aplasie n'était pas important. Il n'a donc pas prescrit d'antibiotiques ou, en tous cas, il était trop tôt pour mettre en place une antibiothérapie. Il pensait qu’il s’agissait d’un épisode viral. Il a proposé au patient de le revoir si d'autres symptômes apparaissaient.
Le Dr A. précise qu'il y a dans leur association un infirmier sur place qui prélève les examens prescrits et les transporte au laboratoire. Les résultats biologiques ont été faxés au secrétariat, la secrétaire les a disposés sur le bureau pour que le médecin prescripteur contresigne les résultats puis, en fonction de la décision, prévienne le patient.
Le Dr A. a affirmé que les résultats des examens du patient ne lui ont jamais été transmis. Il ignore s'ils ont été vus et par qui. Le laboratoire ne l'a pas averti alors que, normalement, il appelle par téléphone le secrétariat qui transmet l'appel au prescripteur. Mais ce jour-là, les lignes téléphoniques du local de l’association ont été saturées par plus de 200 appels. Le Dr A. dit avoir terminé ses consultations à 19 h 30.
Par convention, les examens hémato-biologiques prescrits par un médecin de l’association sont transmis au laboratoire. Sur la fiche de réception des prélèvements du patient, il est noté :
Les médecins qui prescrivent des examens biologiques dirigent le patient vers le local de l’association où les prélèvements sont effectués par une infirmière.
Ces prélèvements sont adressés par une navette au laboratoire.
Quand le médecin mentionne le caractère "Urgent" sur sa prescription, une navette spéciale est commandée afin de les acheminer le plus rapidement possible au laboratoire.
Les résultats des fax envoyés par le laboratoire sont reçus par la secrétaire dont le rôle, après réception du fax, est de contrôler le nom du patient et de reprendre la fiche de la journée. Elle note quel médecin a vu le patient, le motif de prescription et éventuellement le diagnostic.
Ces fiches sont déposées et classées sur un bureau. Chaque médecin peut venir les consulter et, avant de repartir, voir les résultats. Les feuilles de résultats ne sont pas jetées, elles sont classées ensuite, dans les casiers de chaque médecin.
Les secrétaires sont au nombre de 3 à 4 selon les périodes et sont présentes de 8 h à 22 h. En cas d'urgence, elles transmettent l'appel téléphonique du laboratoire au médecin prescripteur.
Le 22 décembre 2017, soit le lendemain de sa consultation, le Dr A. travaillait à l’association et pouvait consulter les résultats des examens qu’il avait demandés, la veille.
Assignation du Docteur A., de l’association des médecins et du laboratoire par l’épouse du patient pour obtenir réparation des préjudices qu’elle avait subis. (Ordonnances de juin et septembre 2018)
Selon l'expert, cancérologue :
1) Le patient était traité pour une maladie de Waldenström, c’est-à-dire une prolifération médullaire lymphoplasmocytaire tumorale sécrétant une immunoglobuline monoclonale de type IgM, diagnostiquée en juin 2017.
Lors de la consultation du 21 décembre 2017, le Dr A. a prescrit tous les examens hémato-biologiques nécessaires et suffisants pour aboutir à un diagnostic et notamment une NFS Plaquettes qui a mis en évidence une neutropénie à 60 /mm3.
Cependant, dans l'ordonnance établie le 21décembre, il n'a pas mentionné le caractère urgent de sa prescription, ce qui s'imposait compte tenu des éléments cliniques (dossier du patient) dont il disposait.
Les premiers résultats concernant la NFS ont été faxés à 14 h 37 par le laboratoire au nom du Dr X. médecin titulaire de l’association et non à celui du Dr A. qui était son remplaçant ce 21 décembre et dont le nom n'apparaît pas dans le logiciel du laboratoire qui ne contient le nom que des médecins titulaires.
Selon l'organisation de l’association, que connaissait parfaitement le Dr A. qui remplaçait le Dr X. régulièrement antérieurement aux faits reprochés, il pouvait consulter à tout moment le résultat des examens dans l'endroit prévu au secrétariat. Cette disposition avait été mise au point depuis 18 ans et secrétaires comme médecins travaillant à l’association en étaient informés. Le Dr A. ne peut donc soutenir que c'était à la secrétaire de lui apporter les résultats d'examens, sachant que les secrétaires ne sont pas en mesure de juger du caractère d'urgence du résultat médical qui leur est transmis.
Entre sa consultation avec le patient et son départ à 19 h 30 du local de l’association, le Dr A. n'a pas pris connaissance des résultats de NFS faxés dès 14 h 37, soit deux heures après le prélèvement effectué à 12 h 30. Ces résultats témoignaient de la nécessité de faire des hémocultures complémentaires, de mettre sous antibiotiques le patient et surtout de l’adresser au service de cancérologie du CHU où il était suivi pour une prise en charge en urgence.
A noter que le Dr A., présent le lendemain matin au siège de l’association, ne s'est pas plus enquis ni inquiété du résultat des examens qu'il avait prescrits la veille.
Ses dires sur l'absence de transmission par la secrétaire des examens biologiques reçus sont formellement contredits par l'organisation de l’association décrite par son président et que confirme le laboratoire.
Compte-tenu que tout médecin qui prescrit des examens hémato-biologiques pour aboutir à un diagnostic se doit d'en vérifier les résultats dès leur réception, l'attitude du Dr A. constitue un manquement médical dans la prise en charge du patient.
2) Selon les recommandations de bonne pratique, chez les patients qui consultent en urgence dans les 6 semaines après avoir reçu une chimiothérapie :
Le Dr A. n’a pas prescrit d'emblée de traitement antibiotique ce qui, étant donné le contexte hématologique du patient, devait l'être impérativement d'autant qu’il disposait du dossier médical apporté par le patient et son épouse. Cette absence de prescription n'est pas conforme aux données acquises de la science et de la pratique médicale à l'époque des faits.
En conclusion, le patient est décédé d'une septicémie avec choc. Ce décès doit être considéré comme étant la conséquence directe et certaine des erreurs, imprudences, carences, manque de précautions nécessaires, retards ou autres défaillances fautives imputables au Dr A. L'association Rituximab/Bendamustine est responsable d'une neutropénie fébrile grade III/IV dans 25 % des cas. Le taux de mortalité en cas de neutropénie fébrile sévère est de 40 % en cas de traitement. Il est de 100 % en l'absence de traitement, soit une perte de chance en terme de survie de 60 % (…). |
Pour le tribunal :
(…) Au regard des éléments contenus dans l’expertise, il est démontré que le Dr A. a commis une double faute consistant, d’une part, à ne pas avoir prescrit d’emblée un traitement antibiotique alors qu’il connaissait les antécédents hématologiques du patient et, d’autre part, de ne pas avoir prescrit des examens hématobiologiques en urgence et surtout d’avoir omis de prendre connaissance de ceux-ci dès réception.
Le décès du patient doit donc être considéré comme étant la conséquence directe et certaine des erreurs, imprudence, carence, manque de précaution et du retard qui sont des défaillances fautives imputables au Dr A.
En revanche, l’expertise et les pièces produites par le laboratoire ont permis d’établir que, suite au prélèvement effectué le 21 décembre 2017 à 12 h 30 et sur lequel la mention “Urgent” n’a pas été cochée, le laboratoire a adressé un fax à 14 h 35 au docteur X. (dont le Dr A. assurait le remplacement), et à l’association de médecins ; cet envoi a été renouvelé à 18 h 28 le 21 décembre 2017.
En conséquence, aucune négligence fautive ne peut être reprochée au laboratoire qui a fourni dans un rapide laps de temps les premiers résultats à 14 h 35 et qui a ensuite communiqué les résultats définitifs à 18 H 28 au médecin prescripteur qui a omis d’en prendre connaissance.
Enfin en ce qui concerne l’association de médecins, son organisation était parfaitement connue du Dr A. depuis février 2017. Il savait qu’il pouvait consulter les résultats des examens ordonnés au secrétariat qui est uniquement chargé de leur classement et qui ne dispose pas des compétences médicales le mettant en mesure d’apprécier le caractère d’urgence du résultat médical transmis, étant en outre précisé qu’en l’espèce, le Dr A. s’était abstenu de mentionner que les examens hématologiques prescrits étaient urgents.
Ainsi, il ne peut être reproché aucune faute ou négligence fautive à l’association en rapport avec le retard de diagnostic du Dr A. qui, par sa faute a seul engendré une perte de chance de survie du patient.
En conclusion, le Dr A. sera déclaré seul et entièrement responsable de la perte de chance de survie du patient évaluée à 60 % selon les données de l’expertise (…). Indemnisation de 50 000 €. |
Par un courrier enregistré le 30 mars 2018 au Conseil départemental de l'Ordre des médecins, l’épouse du patient déposait plainte à l’encontre du Dr. A.
(…) Eu égard à l'âge et aux antécédents du patient, et alors même que la fièvre avait baissé au moment de la consultation, M. A. aurait dû orienter le patient vers une hospitalisation. Pour le moins, il aurait dû accorder à ce patient à risque une attention particulière, nonobstant le nombre de malades qu'il a pu recevoir au cours de cette journée et, en tout état de cause, il aurait dû s'enquérir des résultats de l'analyse sanguine qu'il avait prescrite. En s'abstenant de le faire, M. A. a méconnu les dispositions de l'article R. 4127-33 du code de la santé publique, aux termes duquel : "Le médecin doit toujours élaborer son diagnostic avec le plus grand soin, en y consacrant le temps nécessaire, en s'aidant dans toute la mesure du possible des méthodes scientifiques les mieux adaptées et, s'il y a lieu, de concours appropriés".
Le manquement de M. A. à ses obligations déontologiques justifie qu'une sanction disciplinaire lui soit infligée. II y a lieu toutefois de tenir compte de ce que le défaut d'organisation adéquate de l'association des médecins en ce qui concerne la lecture des résultats d'analyses, ainsi que le défaut d'alerte de la part du Laboratoire qui a réalisé les analyses, ont contribué au manquement constaté. II sera ainsi fait une juste appréciation de la faute commise par M. A. en lui infligeant la sanction de l'avertissement (…).
La HAS a publié un protocole de diagnostic et de soins concernant les aplasies médullaires dont l’annexe 2 concerne la conduite à tenir dans les situations urgentes.
Anomalies nécessitant l’hospitalisation en urgence :
Conduite à tenir chez un patient fébrile avec une neutropénie en ville :
Il s’agit d’une urgence diagnostique et thérapeutique nécessitant une prise en charge immédiate en milieu spécialisé.
Le centre de référence des aplasies médullairesacquises et constitutionnelles a publié un protocole national de diagnostic et de soins (PNDS) concernant les aplasies médullaires acquises et constitutionnelles, qui confirme en les actualisant les données publiées en 2009 par la HAS et où il est notamment spécifié :
"D’une manière générale, toute fièvre survenant chez un patient neutropénique (< 0,5 G/L) nécessite un avis hospitalier".