Un patient de 80 ans décède des suites d'un choc hémorragique après une cure de hernie inguinale. Plusieurs anesthésistes-réanimateurs et la clinique sont reconnus responsables. Découvrez l'analyse détaillée de ce cas clinique qui met en évidence l'importance du respect d'un délai minimum pour la reprise d'un AOD après une intervention chirurgicale.
Le 18 novembre 2013, un homme de 80 ans est adressé par son médecin traitant à un chirurgien pour une volumineuse hernie inguinale gauche, récidivée depuis plusieurs mois. Cette récidive fait suite à une intervention datant de 10 ans pour hernie inguinale bilatérale au cours de laquelle a été mise en place une prothèse du côté droit mais pas du côté gauche (à noter, dans le même temps opératoire, une cure de hernie ombilicale). Cette récidive inguinale gauche est incomplètement réductible, faisant craindre la survenue d'un étranglement. C'est la raison pour laquelle une indication opératoire est posée par le chirurgien qui décide de réaliser cette intervention par laparoscopie trans-abdomino-péritonéale.
La date de l'intervention est fixée au 18 Décembre 2013 en prévoyant une hospitalisation d’une nuit.
Sur le plan médical, le patient est suivi pour une cardiopathie hypertrophique d'origine hypertensive et valvulaire (rétrécissement aortique non serré) avec arythmie complète par fibrillation auriculaire (ACFA) dans un contexte de surinfection bronchique sur bronchopathie chronique obstructive et syndrome d'apnée du sommeil appareillé.
La dernière consultation cardiologique a lieu le 10 septembre 2013. Le cardiologue traitant conclut à l'existence d'une ACFA permanente bien tolérée car ralentie sous Digoxine®, à l'absence de réapparition de signes congestifs sous Furosémide, à la persistance d'une hypertension artérielle résiduelle significative motivant la prise de Ramipril à la dose de 10 mg/j. Le traitement anticoagulant au long cours par Pradaxa® est confirmé sous surveillance trimestrielle de la NFS et de la fonction rénale qui, à cette époque, est normale avec une créatininémie à 104 mmol/l et une clairance de la créatinine normale.
Le 10 décembre 2013, consultation de préanesthésie (Dr A.) : "(…) Poids 84 kg pour 1 m 80 soit un IMC à 26. Risque thrombo-embolique jugé élevé. Absence de mention d’insuffisance cardiaque. Demande d’une consultation de cardiologie. Patient classé ASA III. Prescription de suspension du Pradaxa® la veille de l'intervention (…)".
Le 18 décembre 2013, hospitalisation à la Clinique pour l'intervention programmée. Lors de la check-list en salle d'opération, constatation d’un arrêt du Pradaxa® trop tardif.
Décision du chirurgien de reporter l'intervention au 6 janvier 2014. Sur les conseils d'un médecin anesthésiste, modification du protocole d'arrêt de l'AOD en demandant que son interruption soit réalisée 5 jours avant l'intervention et que lui soit substitué une anticoagulothérapie par voie sous cutanée sous la forme d'une injection quotidienne de Lovenox® 40 mg. Selon l’épouse du patient, cette dernière prescription a été respectée, les injections de Lovenox® ayant été faites à domicile par une infirmière, la dernière ayant été réalisée le 5 Janvier 2014.
Le 6 janvier 2014 vers 12 h, admission du patient à la Clinique. Bilan biologique : hémoglobine à 10,7 g/ 100ml ; taux de prothrombine à 94 % ; INR à 1,05.
L'intervention a lieu le même jour de 14 h 54 à 16 h 07 : "Cure de hernie ombilicale récidivée associée à une cure de hernie inguinale gauche par glissement, réalisée par laparoscopie trans-abdomino-péritonéale avec mise en place d'une prothèse sous péritonéale fixée par des agrafes résorbables".
Le chirurgien indique "avoir eu du mal à réintégrer la hernie mais en définitive il juge que cette intervention n'a pas été difficile".
L’anesthésie (Dr B.) se déroule sans problème particulier : fréquence cardiaque stable et oxymétrie à 96 % n'appelant pas de commentaire.
A 16 h 10, admission du patient en salle de surveillance post interventionnelle (SSPI) jusqu'à 16 h 50 : score d'Aldrete à 9 à l'admission et à 10 au bout de 10 minutes (autorisant alors la sortie). Dossier infirmier : "oxymétrie normale, pression artérielle satisfaisante mais tachycardie à 120, 140".
Prescriptions post-opératoires (Dr B. en accord avec le chirurgien) :
Vers 19 h, visite du chirurgien auprès du patient : "état parfaitement satisfaisant, abdomen souple".
Entre 19 h et 19 h 30, le patient prend une collation et communique par téléphone avec son épouse. Lors de l’expertise, celle-ci indique que son mari lui a dit avoir pris son comprimé de Pradaxa®.
Dans le dossier de soins infirmiers, était indiqué :
Appel de l'anesthésiste de garde (Dr C.) : confirmation des chiffres de la tachycardie et de l’hypotension mais absence de marbrure et de refroidissement des extrémités. Patient conscient, ne se plaignant pas de douleur mais de nausées.
Prescription :
Vers 23 h 30, en raison du taux d’hémoglobine à 7,1 g/100 ml communiqué par le laboratoire (alors qu’il était à 10,3 le matin), le Dr C. confirme l’hypothèse d’un syndrome hémorragique et commande deux culots globulaires à la banque du sang du CHU (distant de 20 km de la Clinique), tout en constatant, après examen du patient, que son état s’améliore, bien qu’il se plaigne d’avoir froid et qu’il frissonne.
Vers 1 h du matin, le voisin de chambre du patient alerte les infirmières car ce dernier vient de faire un malaise : en fait, il est en arrêt cardio-circulatoire.
Le Dr C., immédiatement appelé, intube le patient en même temps qu’est pratiqué un massage cardiaque avec utilisation d'adrénaline. Ces manœuvres de réanimation durent 30 minutes, sans aucune reprise des fonctions vitales.
A 1 h 30, déclaration du décès du patient.
Assignation devant le Tribunal de Grande Instance, en octobre 2016, des médecins anesthésistes-réanimateurs Drs A, B., C., du médecin cardiologue et de la Clinique, par la famille du patient pour obtenir réparation du préjudice qu'elle a subi. (Ordonnance du 13 juin 2014)
Pour les experts, l’un chirurgien digestif et, l’autre anesthésiste-réanimateur, tous deux exerçant en libéral :
"(…) Le patient est décédé le 07/01/2014 dans un contexte de choc hémorragique incomplètement traité. Le saignement se situait vraisemblablement dans la zone opératoire. La reprise précoce du traitement anticoagulant a participé à l'entretien de ce saignement.
Concernant l'indication opératoire
L’indication opératoire était justifiée compte-tenu du risque d’étranglement herniaire.
En revanche le choix de la technique coelioscopique chez un patient sous anticoagulants faisait courir au patient un risque hémorragique bien plus important que si le chirurgien avait procédé par voie ouverte.
Toutefois, il n'existait aucune recommandation à l'époque des faits visant à contre-indiquer la pratique d'une cœlioscopie dans un tel cas et ce d'autant qu'il s'agissait d'une récidive herniaire, situation dans laquelle la cœlioscopie reste recommandée.
En ce qui concerne la consultation d'anesthésie du 10/12/2013 (Dr A.)
Cette consultation a été organisée huit jours avant la date programmée de l'intervention le 18/12/2013.
Le Dr A. a ignoré certains des antécédents médicaux majeurs du patient, en particulier l'apnée du sommeil appareillée et surtout l'épisode d'insuffisance cardiaque gauche survenu en mars 2012 et qui n’avait pas disparu en mai 2013.
II avait pourtant à disposition deux documents rédigés par le cardiologue traitant qui apportaient pour information, outre la décompensation cardiaque gauche, l'existence en mai 2013 d'un rétrécissement aortique (dit peu serré), d'une hypertension artérielle pulmonaire significative et d'une altération majeure de la fonction cardiaque (fraction d'éjection du ventricule gauche à 35 %).
La sévérité de l'atteinte fonctionnelle cardiaque d'alors méritait une nouvelle évaluation même si le cardiologue traitant disait, deux mois avant la consultation d'anesthésie, que la situation clinique s’était améliorée (il n'y avait pas eu de nouvelle échocardiographie).
Le Dr A. devait s'assurer de la collaboration du cardiologue de la Clinique, lui demander de reprendre le bilan fonctionnel et évaluer avec lui la pertinence de la prise en charge d'un patient aussi fragile dans l'établissement. Les modalités pour une prise en charge conjointe en péri opératoire auraient été ainsi définies avec une surveillance postopératoire du patient, au mieux en unité de soins de cardiologie, et au minimum en unité de surveillance continue plutôt que dans un service d'hospitalisation classique.
En ce sens, la prise en charge du patient par le Dr A. n'a pas été correcte.
En ce qui concerne le report de l'intervention du 18/12/ 2013 au 06/01/2014
Les recommandations actuelles suggèrent, pour les actes programmés à risque hémorragique faible, de réaliser une fenêtre thérapeutique de 48 heures avant l'acte. Pour ceux à risque hémorragique modéré ou élevé, il est proposé d'interrompre le traitement cinq jours avant pour assurer l'élimination complète du médicament chez tous les patients. Dans le cas de l'intervention du patient, la probabilité d'un saignement cliniquement significatif ne pouvait pas être exclue car l'interruption n'aurait été que d'une quarantaine d'heures. Le report de l’intervention était donc, parfaitement justifié.
En ce qui concerne l’anesthésie du 06/01/2014 (Dr B.)
Le Dr B. a pris connaissance du dossier du patient au bloc opératoire. C'est ainsi qu’il ignorait l'exact statut cardiovasculaire du patient puisque le compte-rendu de la consultation du 10/12/2013 ne prenait pas en compte tous les éléments de son dossier médical. II n'est donc pas surprenant que le Dr B. n'ait pas organisé la surveillance postopératoire du patient en unité de soins continus.
La technique d'anesthésie utilisée par le Dr B. n'appelle aucune remarque bien que la feuille de surveillance anesthésique soit peu renseignée et qu'il manque le monitorage de la fraction expirée du CO2. Pendant l'intervention, la pression artérielle a été plutôt basse mais à un niveau acceptable.
Le patient a été admis en salle de surveillance post-interventionnelle, réveillé, avec une hémodynamique satisfaisante et qui s'est maintenue comme telle pendant tout le séjour dans cette unité.
La sortie de la salle de surveillance post-interventionnelle a été décidée après un séjour de quarante minutes sans particularité. Ainsi la prestation du Dr B. au bloc opératoire n’est-elle pas critiquable.
En ce qui concerne les prescriptions postopératoires du Dr B.
II n'y a pas dans le dossier communiqué, la traçabilité de la prescription d'une surveillance clinique. Mais il existe au sein de la clinique un protocole de surveillance des opérés du jour.
Toutefois, si ce protocole fixe clairement les modalités de la surveillance clinique, il n'indique pas la valeur des paramètres surveillés qui doit faire prendre contact avec un médecin. C'est donc au médecin en charge des prescriptions postopératoires de fixer ces valeurs. Il est regrettable que le Dr B. ne l'ait pas fait.
Les prescriptions médicamenteuses ont comporté un programme de perfusion et de médications antalgiques ainsi que l'autorisation de prendre les thérapeutiques habituelles, y compris l'anticoagulant oral (Pradaxa®).
Etait-il licite de re-prescrire du Pradaxa® à dose curative à 19 h le soir de l'intervention, soit 3 heures après la fin d'un geste chirurgical qui comportait un décollement important susceptible de favoriser la survenue d'un saignement postopératoire éventuel ?
Cette attitude est admise par les recommandations prises pour référence qui soulignent cependant que l'effet anticoagulant est obtenu en deux heures. (Voir "Commentaire" en fin d’observation). Le décès du patient semble, néanmoins, en rapport avec un syndrome hémorragique postopératoire probablement attribuable ou fortement influencé par la prise de Pradaxa®.
Ainsi, pour ce qui concerne les prescriptions postopératoires du Dr B., elles n'ont pas été complètes en ce qui concerne la surveillance postopératoire, elles ne sont pas critiquables pour ce qui concerne la reprise précoce du Pradaxa®.
En ce qui concerne la prestation du personnel infirmier de la clinique
Le dossier de soins infirmiers se trouve parfaitement renseigné au moment du retour du patient dans le service d'hospitalisation.
Dans l'intervalle de temps 17 h - 21 h 30, aucune donnée de la surveillance de la pression artérielle et de la fréquence cardiaque n'est tracée dans le dossier infirmier. Ce n'est pas conforme au protocole de surveillance des opérés du jour en vigueur à la clinique.
Ceci empêche une appréciation argumentée de la prestation du personnel de la clinique, notamment sur le point de savoir s'il y a eu une surveillance clinique effective du patient et, dans ce cas, si l'appel au médecin anesthésiste de garde, le Dr C., a été ou non tardif.
En ce qui concerne la prise en charge de l’anesthésiste de garde Dr C.
Le Dr C. est amené à examiner le patient au moment d'une hypotension accompagnée d'une tachycardie à 140. II n'y a pas, à ce moment là, de signes périphériques de choc. II fait l'hypothèse qu'il peut s'agir d'une hémorragie ou bien d'une défaillance cardiaque. II prend d'abord les mesures appropriées en décidant d'un remplissage vasculaire et d'examens biologiques.
II acquiert rapidement la notion qu'il ne s'agit pas d'une défaillance cardiaque après avoir pris l'avis d'un cardiologue rencontré fortuitement.
Malheureusement, il n'a pas l'idée de mesurer lui-même par une micro ponction au bout du doigt le taux d'hémoglobine (HemoCue®). Ce test simple et disponible dans l'établissement lui aurait aussitôt appris l'anémie significative dont il n'aura la connaissance que deux heures plus tard.
De la même manière, lorsqu'il se déplace une deuxième fois au chevet du patient après l'annonce de l'anémie, le Dr C. n'a pas su rester dans la logique de son raisonnement initial. Puisqu'il y avait une anémie et que le remplissage prudent qu'il avait institué avait amélioré la pression artérielle, il était clair qu'il s’agissait d’un choc hémorragique. Dès lors, la transfusion sanguine était urgente. Le Dr C. a bien commandé des unités de culot globulaire, mais il aurait pu se servir du dépôt d'urgence disponible dans l'établissement, en attendant que ces culots soient disponibles (une heure de délai au moins, ces produits venant du CHU, situé à une vingtaine de kilomètres de la clinique).
Parallèlement, il fallait s'interroger sur l'origine de cette anémie, ce qu'il n'a pas fait. L'appel du chirurgien aurait été très utile avec, sans aucun doute, la décision d'une reprise chirurgicale dont on pouvait raisonnablement attendre qu'elle solutionne le problème. Le degré d’urgence n’a pas été correctement évalué par le Dr C. et sa prise en charge apparaît très insuffisante.
En conclusion
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Le tribunal retenait l’analyse et les conclusions des experts. Il jugeait que le décès du patient était directement imputable aux manquements des anesthésistes-réanimateurs Drs C., A., B. et de la clinique.
Il fixait la part de responsabilité à :
En évaluant à 80 % le taux de perte de chance d’éviter le décès du patient, l’Indemnisation globale s’élevait à 60 740 €.
Quelles que soient les ambiguïtés du rapport d‘expertise sur la reprise précoce du Pradaxa©, les recommandations publiées depuis 2015 n’autorisent pas la reprise d’un Anticoagulant Oral Direct (AOD) avant la sixième heure post-opératoire :
"Les AOD sont repris à dose curative dans les 6 à 48 heures postopératoires selon le risque hémorragique et le risque thromboembolique…"(1)
"… En cas de chirurgie à risque faible et en l’absence d’événement hémorragique particulier et/ou de contre-indication chirurgicale, la reprise du traitement (par AOD) peut avoir lieu au moins 6 heures après la fin du geste invasif, selon le schéma habituel du patient…"(2).
Références
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