En cas de doute sur la pathologie d’un patient, celui-ci doit systématiquement être levé et le patient rappelé afin de le convaincre de poursuivre les investigations et/ou la prise en charge. Les patients doivent être informés des risques de leurs traitements.
En juin 2011, chez une femme de 57 ans, ancienne infirmière, une échocardiographie réalisée en raison d’anomalie de l’auscultation cardiaque révèle une double valvulopathie mitro-aortique, a priori d’origine rhumatismale vu l’aspect des valves et les antécédents de la patiente. L’atteinte mitrale associe un rétrécissement moyennement serré et une fuite minime. Il existe par ailleurs sur la valve aortique une fuite de minime à modérée. L’oreillette gauche est très dilatée à 34 cm2. Les pressions droites sont normales, avec une pression systolique de l’artère pulmonaire à 30mmHg. Le ventricule gauche n’est pas dilaté.
Le cardiologue en charge de la patiente précise que : "Ces constatations ne nécessitent, pour l’instant, qu’une surveillance et une prévention de l’endocardite infectieuse. Toutefois en raison de la taille de l’oreillette gauche, il est certain que surviendront, à l’avenir, des accès de fibrillation auriculaire, raison supplémentaire pour prescrire un traitement antihypertenseur par Ramipril 10® 1c/j".
À signaler que, depuis une dizaine d’années, cette patiente est atteinte d’une obésité avec un poids variable mais un IMC toujours supérieur à 35 kg/m2.
Jusqu’en 2018, l’état cardio-vasculaire de la patiente reste stable avec, notamment une PA dans les limites de la normale.
Le 30/08/2018, la patiente est hospitalisée d’urgence en clinique pour une décompensation cardiaque (dyspnée importante, palpitations…) dans un contexte de tachyarythmie (130/min) liée à un passage en fibrillation auriculaire.
Une amélioration rapide est obtenue par la mise sous Lasilix® avec anticoagulation par HBPM puis AVK.
Une échocardiographie trans-œsophagienne avec cardioversion est réalisée. Au bout du troisième choc, le rétablissement d’un rythme sinusal est obtenu avec une fréquence autour de 60/min et une conduction atrio-ventriculaire normale.
À la suite de la cardioversion, prescription d’un traitement anti-arythmique en prévention secondaire par amiodarone (5c/j) et Bisoce® 25 mg (2c/j) (bêtabloquant).
L’évolution est marquée par la survenue d’un épisode de bradycardie sinusale à 38/min nécessitant la réduction de l’amiodarone et du bêtabloquant.
Le 25/09/2018, sortie de la patiente (fréquence cardiaque à 50/min). Traitement : amiodarone 1c/le soir, Bisoce® 25mg 1c/le matin, Previscan® 20 mg 1c/le soir, Lasilix® 40mg 1c/le matin. Arrêt du Ramipril® en raison d’une PA systolique à 98 mmHg.
Le 26/09/2018, soit le lendemain de sa sortie de la clinique, la patiente consulte son chirurgien-dentiste pour des douleurs dentaires. Celui-ci diagnostique un abcès parodontal et prescrit du Birodogyl® (association de deux antibiotiques : spiramycine et metronidazole (posologie ?).
Le samedi 29/09/2018, la patiente, ne se sentant "pas bien", va à la pharmacie pour faire contrôler sa PA. Le pharmacien lui conseille d’aller consulter son médecin traitant.
Ce dernier, bien que ne recevant de consultant que sur rendez-vous, accepte de voir la patiente.
Dans un dire adressé à l’expert, il précise que : "L’examen qu’il a pratiqué est normal mais en se levant de la table d’examen, la patiente a un vertige avec sensation de tête vide, baisse de PA mais sans chute. Après l’avoir fait se ré-allonger, la PA est revenue à la normale. Pendant quelques minutes, j’ai gardé la patiente sous surveillance dans mon bureau, et lui ai conseillé d’appeler son cardiologue le lundi (celui-ci n’étant pas joignable le samedi matin). Etant très en retard sur les rendez-vous prévus mais ne voulant pas laisser la patiente partir de suite, je lui ai demandé d’attendre dans la salle d’attente sous la surveillance de la secrétaire et que je la reverrai après le prochain rendez vous pour vérifier ses constantes. Quand j ai voulu revoir la patiente, la secrétaire m'a dit que, se sentant bien, celle-ci était repartie. S'il n'y a pas de trace de ces faits dans son dossier c’est que pour moi la consultation n’était pas finie".
Le lendemain matin, la patiente est retrouvée inanimée par son mari sur le sol de sa salle de bain. Le fils de la patiente commence les manœuvres de réanimation en même temps que les services de secours sont alertés.
À son arrivée à l’hôpital, la patiente est en coma profond, avec mydriase bilatérale.
Peu après, elle décède d'un nouvel arrêt cardiaque.
Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) par les ayants droit de la patiente pour obtenir réparation des préjudices subis (février 2021).
Pour l’expert, médecin légiste :
"(...) Les bonnes pratiques n'ont pas été respectées dans la prise en charge de la patiente.
Le chirurgien-dentiste n’a pas évoqué avec la patiente quels étaient ses antécédents et surtout pour quelle raison avait-elle été très récemment hospitalisée en clinique cardiologique et quels traitements lui avaient été prescrits à la sortie. Le Birodogyl® que le chirurgien-dentiste a prescrit à la patiente est une association de deux antibiotiques : la spiramycine et le metronidazole, or la spiramycine fait partie de la famille des macrolides qui exposent à un risque de troubles du rythme cardiaque, notamment de torsades de pointe, a fortiori quand ils sont prescrits chez des patients cardiaques traités par des anti-arythmiques susceptibles d’allonger l’espace QT et, donc, de provoquer la survenue de torsades de pointe, comme les beta-bloquants et l’amiodarone, ce qui était le cas de la patiente.
La prescription de Birodogyl® par le chirurgien-dentiste constitue une négligence fautive.
De même, la prise en charge du médecin traitant n’a pas été réalisée selon les règles de l’art. En effet, compte-tenu de l’état cardiaque de la patiente, son médecin traitant ne pouvait considérer le malaise de cette dernière, survenu dans son cabinet, comme anodin. Il aurait dû rappeler la patiente après son départ du cabinet et lui prescrire un bilan de contrôle, éventuellement la réalisation d’un électrocardiogramme et une hospitalisation en milieu spécialisé.
La patiente a donc été victime de deux négligences successives, qui sont à l'origine de sa mort.
Pour évaluer la perte de chance que la patiente a subie, Il faut tenir compte des facteurs suivants :
L'espérance de vie de la patiente était bien réduite. Elle aurait pu mourir dans son lit et être découverte le lendemain matin, sans aucun élément extérieur déclenchant.
D’après les statistiques du Professeur X., chef de service du laboratoire d'anatomie pathologique, du CHU (en cours de publication) : sur 12 000 autopsies en 10 ans, les cardiomyopathies sont à l'origine de 60 à 80 % des "décès subits naturels" (naturels par opposition aux décès violents.)
En fonction de tous ces éléments, la perte de chance de survie de la patiente peut être évaluée à une année.
Au total :
Le décès de la patiente est donc imputable :
Après avoir pris connaissance du rapport de l’expert, la Commission estimait que :
" (…) Article 1er : Le manquement fautif du chirurgien-dentiste engage sa responsabilité et ouvre droit à la réparation des préjudices subis dans la limite de 25 %.
Article 2 : Le manquement fautif du médecin traitant engage sa responsabilité et ouvre droit à la réparation des préjudices subis dans la limite de 5 % (…)".
Le décès de la patiente est vraisemblablement dû à l’association chez elle de deux médicaments susceptibles d’allonger l’intervalle QT.
L’intervalle QT correspond à la phase de dépolarisation et de repolarisation des ventricules. Son allongement expose le patient à des tachycardies ventriculaires ou à des extrasystoles pouvant prendre la forme de torsades de pointes (par dépolarisation précoce polymorphe de fréquence élevée 160-240/min)(1).
L’intervalle QT varie selon la personne et selon le rythme cardiaque. Les patients dont l’intervalle QTc (c'est-à-dire corrigé pour tenir compte de la fréquence cardiaque) dépasse 500 millisecondes (ms) ou se trouve augmenté de plus de 60 ms par rapport à un ECG antérieur sont considérés comme à haut risque de torsades de pointe et de mort subite(2).
Le syndrome du QT long est en général asymptomatique. Le type et l’intensité des éventuels symptômes dépendent notamment du rythme et de la durée des torsades de pointe : palpitations, sensations vertigineuses, syncopes, parfois convulsions généralisées…(2).
Leur risque d’apparition est augmenté chez la femme, les personnes âgées , en cas d’hypokaliémie (quelle qu’en soit la cause), de bradycardie…(1,2).
De nombreux médicaments d’actions diverses sont connus pour allonger l’intervalle QT(2). Ce risque est d’autant plus élevé que le médicament est administré à hautes doses, par voie IV ou en association avec un médicament susceptible également d’allonger cet intervalle(1).
Dans l’observation présentée, plusieurs de ces facteurs favorisants sont retrouvés. Il s’agit d’une femme de 64 ans, traitée par Cordarone® d’abord à forte dose (5 comprimés/j) puis à dose plus faible (1 comprimé/j). Mais cet anti arythmique qui allonge l’intervalle QT possède une demi-vie d’élimination longue de plusieurs dizaines de jours(2). La prescription d’un macrolide (spiramycinei) susceptible également d’allonger l’intervalle QT a vraisemblablement déclenché, chez la patiente, l’un des troubles du rythme cardiaque décrits plus haut, jusqu’à provoquer un arrêt cardiaque. Une éventuelle hypokaliémie liée à la prise de Lasilix® a, également, pu jouer un rôle.
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