Même si le taux de suicide reste assez constant, aussi bien au domicile qu’en structure de soins, un établissement se doit cependant de mettre tout en œuvre pour diminuer ce risque : procédures d’évaluation du risque suicidaire appliquées par du personnel formé, locaux équipés de manière adaptée et surveillance soigneuse des patients à risque.
Le 17 juin 2020, un homme âgé de 68 ans est hospitalisé suite à une tentative de suicide. (Antécédent : un cancer colique en 2015). En juin 2019, ce patient avait perdu sa femme et avait développé une dépression. Le dossier d’admission indique: "triste... ne se projette pas... pas de critique" (...) "état inquiétant. OK pour hospitalisation sous contrainte". Le risque suicidaire est jugé majeur par le psychiatre aux urgences et une hospitalisation sous contrainte est mise en place.
Le 20 juin (J3), le certificat du psychiatre de l’établissement mentionnait : "substhénique, hermétique, hypothèse d’un trouble cognitif débutant".
Le 25 juin (J8), demande de levée des soins sous contrainte par le psychiatre en charge du patient.
Le 26 juin (J9), transfert dans une clinique de santé mentale. Le courrier d’adresse et les certificats indiquent "tonalité mélancolique" mais le dossier indique cependant "état dépressif moyen". Patient pris en charge par le Dr A., psychiatre. Traitement par Escitalopram (antidépresseur), 15 mg puis 20mg/j.
Le 3 juillet, sortie de la clinique sans orientation de suivi psychiatrique au décours. Selon le compte rendu d’hospitalisation, la demande de sortie était due à un problème de prise en charge par la mutuelle.
D’après l’expert, il était noté dans le dossier : "Prise en charge à la sortie, continuité des soins : AUCUN".
Au décours, le patient est suivi par son médecin traitant qui prescrit Venlafaxine puis Sertraline (deux antidépresseurs). Pour l’expert, ce changement de traitement fait supposer une absence d’amélioration de l’état dépressif.
Le 1er septembre, passage aux urgences du centre hospitalier pour panaris (argument pris par la famille pour amener le patient à une évaluation psychiatrique).
Cette évaluation conclut à une aggravation de l’état psychiatrique du patient qui est admis et hospitalisé en psychiatrie.
Le lendemain, un projet de sortie est proposé par le psychiatre de l’établissement, mais finalement l’hospitalisation est maintenue à la suite d’un entretien familial ayant révélé une symptomatologie non repérée initialement.
Le 2 septembre, l’observation note "a maigri", "était persuadé d’avoir contracté le Covid".
Le 4 septembre, dans l’observation : "fond de persécution, sentiment d’impasse, de ruine". Traitement : Sertraline 50 et Mirtazapine 15.
Le 6 septembre, dossier médical : "besoin de surveillance".
Le 7 septembre, dossier de soins infirmiers "dit aller très mal".
Le 9 septembre, "patient à observer, maintien en pyjama". Absence d’observation médicale entre le 9 et le 12 septembre.
Le 12 septembre à 6h30, transmission ciblée "dit avoir tenté de se suicider". Plusieurs scarifications. Sorties non autorisées. Isolement thérapeutique.
À 8h30, vu par l’interne de garde qui confirme l’isolement thérapeutique.
À 12h, après un entretien médical, décision de sortie de la chambre d’isolement. Patient décrit comme "démonstratif" à plusieurs reprises.
Le 13 septembre, découverte du patient décédé après strangulation avec son pyjama dans la salle de bain.
Appel au SMUR à 11h17. Décès déclaré à 11h42. Fils prévenu par le psychiatre de garde à 12h25.
Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) par le fils du patient pour obtenir réparation des préjudices qu’il avait subis (janvier 2021). |
Pour l’expert, psychiatre des hôpitaux:
"(...) Il s’agissait d’un décès par strangulation en milieu hospitalier traduisant une conduite suicidaire chez un patient présentant une symptomatologie mélancolique. Depuis le décès de son épouse en juin 2019, ce patient était suivi pour un état dépressif sans amélioration stable. Il n’y avait pas d’antécédent dépressif signalé auparavant.
Plusieurs difficultés sont apparues dans la prise en charge, de ce patient :
- Lors de l’hospitalisation de juin 2020, il existe un contraste entre l’évaluation initiale au centre hospitalier de la gravité du syndrome dépressif, justifiant des soins sous contrainte, le traitement antidépresseur modeste et la levée des soins sous contrainte huit jours plus tard pour transfert en clinique de santé mentale, où l’état dépressif est alors décrit comme "moyen".
- La sous-estimation de la gravité du syndrome dépressif du patient, tant à la clinique de santé mentale, qu’au centre hospitalier, en particulier lors du second séjour. Il est pourtant tracé dans le dossier des symptômes compatibles avec une pathologie mélancoliforme.
- L’absence d’investigation par IRM cérébrale chez un patient faisant un premier épisode dépressif à 68 ans, et ayant un antécédent de cancer digestif.
- Un traitement médicamenteux antidépresseur, dans les différents lieux de soins, restant à la posologie minimale des molécules prescrites.
- L’absence de recommandations de suivi psychiatrique à la sortie de la clinique de santé mentale.
- Au centre hospitalier, l’absence de consigne médicale écrite de surveillance du risque suicidaire chez un patient sans amélioration clinique depuis trois mois et identifié dans les observations comme à risque suicidaire.
- Une très faible traçabilité des évaluations psychiatriques entre le 7 et le 12 septembre 2020, alors que les symptômes étaient inquiétants.
- Le recours à l’isolement thérapeutique devant l’identification le 12 septembre 2020 d’un risque suicidaire, mais de 8h30 à 12h seulement, dans le cadre d’une hospitalisation libre, et sans que la symptomatologie du patient ne se soit modifiée sur cette courte période. Il n’y a pas d’observation infirmière ou médicale jusqu’à la découverte du geste suicidaire le 13 septembre, sans indication horaire.
Au total, les manquements commis par la clinique de santé mentale sont :
- Une sous-estimation de la gravité de l’état dépressif du patient.
- Une sortie trop précoce sans organisation d’un suivi psychiatrique à la sortie.
- La perte de chance concernant cet établissement peut être évaluée à 5 %.
Concernant le centre hospitalier :
- Le décès est lié à une surveillance insuffisante du risque suicidaire, chez un patient dont la symptomatologie présentait un haut risque de passage à l’acte.
- Il eut été pertinent de mettre en place une mesure de soins sous contrainte en urgence et de maintenir une hospitalisation sous surveillance étroite. (…)"
Dans les recommandations, il est noté :
Pour l'expert :
Les recommandations précédentes montraient "qu'en 2020, il n’existait pas de procédure de prévention du risque suicidaire dans l’établissement.
Toutefois, se fondant sur la littérature, l’expert estimait que : "Si 3 à 5,5 % des suicides ont lieu en milieu hospitalier psychiatrique (référence 2) : il apparait que la maîtrise complète du risque suicidaire ne serait possible qu’au prix de moyens de contention incompatibles avec le respect des libertés individuelles".
Pour la Commission :
"(…) S’il est admis que le risque suicidaire d’un patient hospitalisé est difficilement pris en charge et qu’une maitrise complète de ce risque n’est possible qu’au prix de moyens de contention incompatibles avec le respect des libertés individuelles, la Commission considère en l’espèce que la prise en charge du patient et de son risque suicidaire n’a pas en l’état été optimale, ni conforme aux règles de l’art et aux données acquises de la science.
Il ressort des débats en séance que cette prise en charge non optimale a fait perdre une chance globale au patient de ne pas se suicider évaluée à 60 %.
Au sein de la clinique de santé mentale, le patient est pris en charge par le Dr A., psychiatre. Ce dernier a sous-estimé la gravité de l’état dépressif de son patient avec une sortie trop précoce sans organisation d’un suivi psychiatrique, responsable de 20 % de la perte de chance d’éviter le suicide.
Au centre hospitalier, la Commission considère qu’il y a eu une surveillance insuffisante du risque suicidaire chez ce patient dont la symptomatologie présentait un haut risque de passage à l’acte. Aucune mesure ou consigne de surveillance n’a été donnée malgré la symptomatologie évocatrice, raison pour laquelle la Commission estime que 40 % de la perte de chance est imputable à sa prise en charge au centre hospitalier. (…)"
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