Certains traitements peuvent déclencher chez le patient des comportements addictifs pouvant avoir des impacts lourds dans leur vie.
Ce cas clinique traite d'un homme devenu addictif aux jeux d’argent durant son traitement médical par Dostinex®.
En 2005, un homme de 27 ans, chargé de projet dans une entreprise de spectacles, ressent une "gêne" à l'œil gauche. Il consulte un ophtalmologiste qui lui prescrit des séances d'orthoptie.
Un an plus tard, il voit un autre ophtalmologiste qui pratique un fond d'œil et un champ visuel, puis demande une IRM cérébrale. Celle-ci objective un adénome hypophysaire qui refoule le plancher du 3ème ventricule et comprime le chiasma optique conduisant à une amputation du champ visuel.
Le patient est alors adressé, en consultation publique, au chef de service de neurochirurgie du CHU proche de son domicile.
Le 07/12/2006, ce dernier informe le patient que l'adénome "n'était pas opérable car trop volumineux". Le dosage de prolactine montre un taux très élevé (5 693 ng/ml ; taux N chez l'homme : 15 ng/ml).
Un traitement médical par Dostinex® (cabergoline en DCI) est prescrit à la posologie de 1 comprimé à 0,5 mg chaque mardi et vendredi soit 1 mg/semaine, puis 4 comprimés (en 2 prises), soit 2 mg/semaine, puis 6 comprimés (toujours en 2 prises), soit 3 mg/semaine.
Le 05/02/2007, le neurochirurgien revoit le patient et augmente la posologie hebdomadaire à 12 comprimés, soit 6 mg/semaine.
En avril 2007, une deuxième IRM est pratiquée ainsi que des examens biologiques.
Le 02/05/2007, nouvelle consultation avec le même praticien, (mais en privé, comme les suivantes). Absence de modification du taux de prolactine mais amélioration du champ visuel. La posologie hebdomadaire du Dostinex® est augmentée à 18 comprimés, soit 9 mg/semaine.
Le 22/08/2007, posologie hebdomadaire portée à 35 comprimés (5 comprimés/jour), soit 17,5 mg/semaine. Taux de prolactine toujours élevé.
Le 11/12/2007, nouvelle augmentation de la posologie hebdomadaire du Dostinex® à 49 comprimés (7 comprimés/jour), soit 24,5 mg/semaine. A renouveler pendant 4 mois.
Peu de temps après cette dernière consultation, le neurochirurgien téléphone personnellement au patient pour lui demander de faire une échographie cardiaque en raison du risque de valvulopathie que comporte le Dostinex®, cet effet indésirable venant d'être décrit.
Rapidement, le patient fait réaliser cet examen ainsi qu’une épreuve d’effort et un Holter, mais, d’après ses dires, lors de l’expertise "dans un climat d'angoisse que la normalité des examens n'effaçait pas".
En janvier 2008, de sa propre initiative, le patient consulte un endocrinologue libéral qui réduit la posologie hebdomadaire à 7 comprimés (1 comprimé/jour), soit 3,5 mg/semaine.
En octobre 2008, lors d’une réunion multidisciplinaire (pathologies hypophysaires), réalisée, à la demande de l’endocrinologue, dans le service des maladies endocriniennes du CHU, il est constaté d'une part une nette régression de la lésion avec la disparition de la compression du chiasma, d'autre part une diminution du taux de prolactine.
La poursuite du traitement par agonistes dopaminergiques est collégialement décidée sans que soit précisé la posologie envisagée (vraisemblablement celle proposée par l’endocrinologue, soit 7 comprimés/semaine).
En mai 2009, devant la baisse du taux de prolactine, l’endocrinologue décide de baisser progressivement le Dostinex® jusqu’à 4 comprimés/semaine (soit 2 mg), posologie ultérieurement maintenue.
Lors de l’expertise (2013-2015), le patient disait garder une "gêne" à l’œil gauche malgré l’amélioration du champ visuel et la réduction de taille de l’adénome hypophysaire à l’IRM.
Il parait en bon état général mais obèse (91 kg pour 1,71 m, soit un IMC à 31). Son teint est plutôt pale, cireux évocateur d'une insuffisance thyroïdienne.
L’aspect des organes sexuels secondaires témoigne d‘une insuffisance gonadique modérée.
C’est devant les experts que, pour la première fois, le patient évoque comment est survenue, durant son traitement, sa propension aux jeux d’argent :
"(…) Il n’avait jamais été tenté par les jeux d'argent. Il ne dépensait jamais plus qu'il ne gagnait, économisant, environ, 8 000 euros par an à partir du moment où il fut embauché. Il avait, ainsi pu économiser 40 000 euros et, en juillet 2007, acquérir un appartement en faisant un emprunt de 168 000 euros.
Sa propension à jouer de façon compulsive et déraisonnable est apparue début août 2007, soit 8 mois après la prise de Dostinex®.
En vacances, il avait découvert qu'il aimait jouer au tarot. Au retour des vacances, il avait continué à jouer au tarot sur internet, sans engagement financier.
Peu après, il avait joué au poker, toujours sur internet, gratuitement puis pour de l'argent, le jeu lui avait plu, il perdait, il éprouvait du plaisir… Il ne dépensait pas plus de 20 euros en une semaine.
Ensuite, il avait joué aux machines à sous (sur internet) et abandonné progressivement le poker. Il passait des nuits entières à jouer. Il jouait seul (il avait toujours joué seul) et il n'en parlait à personne. Il jouait parfois au bureau… Personne n’était au courant, personne n’était là pour le freiner... Son entourage professionnel n'était pas au courant… Sa seule limite était sa carte bleue.
Pour jouer plus, alors que le plafond de sa carte bleue était atteint, il utilisait la carte bleue de sa mère, puis, à partir de novembre 2007, une "carte bleue virtuelle" , faisant du "revolving" (crédit renouvelable ou reconstituable). Il avait vendu sa voiture à perte pour renflouer son compte. Il avait emprunté de l’argent à sa mère, lui parlant de "travaux à faire dans son appartement". Il n'avait pas vendu son appartement, ni son parking, mais avait essayé de le faire.
Devant cette situation, il avait décidé de se protéger. Au cours de l'année 2008, il avait acheté un "logiciel anti-jeux d'argent" qui lui barrait l'accès aux jeux sur internet.
Ne pouvant plus jouer sur internet, il s’était mis à jouer dans des cercles de jeux, où il passait des nuits entières. Il se sentait "protégé par le plafond de sa carte bleue". Jouer des heures la nuit l'épuisait et il arrivait "crevé" au travail, s'endormait parfois dans sa voiture.
Bien que jouant de petites sommes, il accumulait les dettes. Il ne pouvait plus emprunter à sa banque. Il rachetait des crédits pour alléger ses mensualités. Il avait, actuellement, encore 40 000 euros à payer, soit 750 euros par mois. Il commentait : "que de souffrances à cette époque".
Il avait demandé au cercle de jeux qu’il fréquentait assidûment de l'interdire, puis avait envoyé un courrier pour demander son interdiction au Ministère de l'Intérieur. Il avait été convoqué et avait confirmé cette demande. De ce fait, il était interdit de salles de jeux à partir de fin 2009.
A partir de cette date, il n’avait plus joué (ni dans les casinos, ni dans les salles de jeux, ni même aux jeux de grattage). Malgré la réduction des doses de Dostinex®, il gardait une envie de jouer (sans jouer pour autant). L'idée de jouer ne lui passant vraiment qu'en décembre 2012, lorsque la posologie de Dostinex® fut ramenée à 4 comprimés/semaine, ce qui était la dose lors de l’expertise. Ce qui lui était arrivé (et qu'il gardait pour lui) le culpabilisait. Il s'était trouvé "libéré" en voyant à la télévision, début 2010, soit 6 mois après qu'il ait arrêté de jouer, une émission où on interviewait un patient parkinsonien traité par un médicament dopaminergique qui racontait une histoire très proche de celle qu'il avait vécue. Il avait, alors, compris que le responsable de son comportement, ce n'était pas lui-même, mais le médicament qu'il prenait (...)".
A noter que le patient n'avait jamais parlé de sa compulsion au jeu à son médecin traitant.
D'après ses dires, en 2009, il avait demandé, en vain, à l’endocrinologue qui l’avait pris en charge en 2008, de bien vouloir l'adresser à un psychiatre ou à un psychologue (apparemment sans lui en donner la raison). Ce n’est qu’en 2010, qu’il s’en était ouvert à lui.
Parallèlement à cette propension à jouer, il n'y avait pas eu d'achats compulsifs, ni de manipulation compulsive stéréotypée d'objets sans but, ni de propension à fumer ou à boire des boissons alcoolisées, ni de préoccupations sexuelles excessives et/ou anormales.
En avril 2010, il quitte la société qui l’employait en raison d'une surcharge de travail et aussi parce qu'il était "psychologiquement rincé" par cette activité de jeu pathologique qui l'avait occupé et préoccupé, jours et nuits.
Trois à quatre mois après avoir quitté son travail, il tombe sur un document de l'AFSSAPS qui documente ces "ludopathies iatrogènes", ce qui achève de lui retirer toute culpabilité.
Après avoir démissionné de son poste, il fait des démarches pour devenir auto entrepreneur. Tout en suivant diverses formations (entre fin 2010 et janvier 2012), il fonde une première société fin 2010, qu'il doit fermer, puis une autre en janvier 2012 toujours en activité.
Janvier 2013, assignation du chef de service de neurochirurgie et du laboratoire fabricant du Dostinex®par le patient pour obtenir réparation du préjudice qu’il a subi.
De ne pas l'avoir fait suivre par un endocrinologue qui aurait probablement respecté les doses, ce qui lui aurait évité d'être victime de cette ludopathie qui l'avait ruiné. Il y avait eu un surdosage, ayant entrainé une addiction aux jeux et un risque de valvulopathie".
"De ne pas avoir tenu compte des études qui montraient que, depuis 2006, les médicaments de la classe du Dostinex® (médicaments "dopaminergiques") étaient susceptibles de provoquer des "Impulse Control Disordcrs ("ICD"), c'est-à-dire des comportements compulsifs ; comportant, à des degrés divers :
Ces troubles, décrits initialement chez les parkinsoniens, pouvaient concerner des sujets non parkinsoniens recevant les mêmes médicaments, pour un syndrome des jambes sans repos ou pour certains adénomes hypophysaires. Il y avait donc de leur part un manque d'informations." |
Ce matériel est réservé à un usage privé ou d’enseignement. Il reste la propriété de la Prévention Médicale et ne peut en aucun cas faire l’objet d’une transaction commerciale.
D’après les trois experts, respectivement neuropsychiatre, endocrinologue et professeur de pharmacologie :
"(…) La prescription de Dostinex® était parfaitement justifiée chez le patient. Mais les posologies recommandées pour le traitement des adénomes à prolactine sont habituellement de l'ordre de 1 à 2 comprimés à 0,5 mg par semaine, soit 0,5 mg à 1 mg, parfois davantage en cas de résistance à la thérapeutique : jusqu'à 9 comprimés par semaine soit 4,5 mg, (indications du VIDAL®).
L'argument principal avancé par le neurochirurgien pour justifier ce dépassement posologique, a été l'efficacité du produit, à la fois sur le plan tumoral et sur le plan hormonal (réduction de l'hyperprolactinémie).
En effet, chez le patient, l'importance de l'adénome et sa localisation rendaient très difficile, voire impossible la réalisation d'un acte neurochirurgical. Il était par ailleurs également impossible d'envisager, du fait des risques de lésions des voies optiques (risque de cécité), un traitement radio-thérapeutique.
Ceci avait conduit le neurochirurgien à prescrire des posologies très importantes, en tout cas inhabituelles dans cette indication, dépassant amplement 9 comprimés par semaine, puisque le 2 mai 2007, la prescription du neurochirurgien (la première en consultation privée) était déjà de 18 comprimés par semaine.
Le neurochirurgien avait augmenté régulièrement la posologie pour atteindre lors de sa dernière consultation du 11 décembre 2007, 49 comprimés par semaine, soit 7 comprimés par jour. Cette dernière posologie n'avait d'ailleurs pas été utilisée longtemps par le patient puisque, le 9 janvier 2008, l’endocrinologue auprès duquel il prenait avis, réduisait la posologie à 7 comprimés par semaine.
A noter que, dans la bibliographie, des fortes posologies ont déjà été utilisées par différents auteurs dans la même indication avec une très bonne efficacité sans effets indésirables majeurs. Toutefois aucune de ces publications ne mentionne des doses aussi fortes que celles prescrites par le neurochirurgien.
Par ailleurs, de décembre 2006 à décembre 2007, les effets secondaires psychiatriques du Dostinex®, en particulier la possibilité d'une addiction au jeu, n'avait pas été officiellement déclarée, même si la plupart des neurologues en connaissaient l'existence (il n'y avait pas encore de signalement dans le Vidal®, ni d'alerte de l'AFSSAPS ou de la HAS).
Il faut également rappeler que, le 14 décembre 2007, le neurochirurgien, après avoir été informé par le laboratoire du Dostinex® d'effets secondaires valvulaires cardiaques, a aussitôt pris contact téléphoniquement avec son patient.
Une échographie cardiaque, immédiatement prescrite, a permis de rassurer quant à l'éventualité d'une atteinte valvulaire. L’initiative du neurochirurgien, curieusement critiquée par le patient, témoigne de sa conscience professionnelle et laisse penser qu'il aurait agi de même si la possibilité d'un comportement addictif iatrogène avait été porté à sa connaissance. Ce n'est qu'ultérieurement que les effets secondaires psychiatriques ont été "officiellement" répertoriés. A cette date, le neurochirurgien n'avait plus en charge, depuis plusieurs mois, le patient.
Est-il par ailleurs possible d'affirmer que des posologies aussi importantes soient responsables des phénomènes psychiatriques observés ? N'est-il pas possible de soutenir que des posologies moindres auraient pu entraîner des désordres de ce type ? Il apparaît que la ludopathie est apparue en août 2007 soit à une époque où les posologies du Dostinex® étaient de 18 comprimés par semaine.
D’après un document fourni par le patient concernant le graphique récapitulatif de ses dépenses et des prescriptions de Dostinex®, les dépenses ont été très importantes lorsque les posologies de Dostinex® étaient très fortes. Il est particulièrement visible que la propension à jouer a été accentuée quand les posologies de Dostinex® ont été augmentées à 35 comprimés par semaine le 22 août 2007 et à 49 comprimés par semaine le 11 décembre 2007. S'il est exact que la réduction des posologies le 9 janvier 2008 n'a pas supprimé d'un jour à l'autre l'addiction au jeu, ceci est dû en grande partie au temps mis pour éliminer les taux importants de Dostinex®.
Il apparaît que la ludopathie a persisté jusqu'à ce que les doses de Dostinex® soient ramenées à 4 comprimés par semaine pour disparaître fin décembre 2012. Ceci est expliqué par le phénomène "effet dose" couplé à l'élimination du Dostinex® : demi vie très longue et taux sanguins très élevés à l'état d'équilibre.
Y avait-il possibilité pour le neurochirurgien de dépasser les normes posologiques habituellement conseillées ? Il n'y avait apparemment aucune alternative que de monter la posologie du Dostinex® au dessus des doses recommandées pour réduire la taille de ce volumineux adénome non chirurgical (et non radio-traitable) qui était susceptible d'entraîner une cécité.
Cela dit, il aurait été préférable, avant de prescrire des posologies aussi élevées (hors AMM) de Dostinex® (5,44 fois la dose maximum), de partager cette décision avec d'autres praticiens. On peut lui reprocher de ne pas s'être concerté, de préférence dans le cadre d'une réunion collégiale, avec des endocrinologues.
En effet, ces spécialistes ont une expérience (et même une expertise) toute particulière en matière de traitements médicamenteux antiprolactiniques. Il faut rappeler que, si les prescriptions hors AMM sont possibles, elles ne peuvent se concevoir sans précautions. (…)".
Une proposition de modification du chapitre concernant ses effets secondaires a été proposée le 29 mars 2007 à l'AFSSAPS (devenue l’ANSM en 2012) et le nouveau RCP (Résumé des Caractéristiques du Produit) mentionnant la possibilité de jeux pathologiques ainsi que la notice patient correspondante ont été approuvés par l'AFSSAPS le 15 février 2008. Les professionnels de santé ont été avertis en juillet 2009 par une lettre de l’AFSSAPS à la suite du rapport d'une centaine de cas connus en décembre 2008.
Il ne peut pas être imputé au laboratoire du Dostinex® le délai mis par l'AFSSAPS pour la modification du RCP de leur médicament (…)".
En conclusion, les experts retenaient : "(…) Un surdosage et une ludopathie transitoire en relation directe et certaine avec la prise de Dostinex® sans qu'on puisse formellement affirmer qu'un tel comportement n'aurait pas pu se produire avec des posologies normales (…)" |
Pour les magistrats, il résultait de l’analyse des experts que :
"(…) Le neurochirurgien avait commis des fautes associant d'une part un surdosage du médicament administré et, d'autre part un manque de concertation avec d'autres professionnels, si bien qu’il n'avait pas donné à son patient des soins consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la science.
Il apparaissait également au vu de la corrélation existante entre la ludopathie développée et les doses administrées de Dostinex® que ces manquements sont en lien de causalité avec les conséquences dommageables de la ludopathie relevée par les experts.
Sur la responsabilité du fait des produits, aucune publication antérieure à 2007 ne faisait référence à des cas de jeux pathologiques en lien avec le traitement de troubles endocriniens. Il n'était donc pas possible pour le laboratoire du Dostinex® d'attirer, dès 2006, l'attention des professionnels de santé, sur l'effet de classe des agonistes dopaminergiques et plus particulièrement du Dostinex®. Force est de constater que, dès le mois de mars 2007, des démarches ont été faites par le laboratoire pour que soient inclus dans les caractéristiques et la notice du Dostinex®, les effets publiés de ce médicament.
En conséquence, la responsabilité du laboratoire du Dostinex® ne peut être recherchée sur le fondement des articles 1386 et suivants du code civil.
Le laboratoire sera mis hors de cause, l'ensemble des demandes formées à son encontre étant rejetées. (…)".
Condamnation du neurochirurgien à verser au patient la somme de 96 800 euros.