Les consultations itératives aux urgences constituent toujours un signe d’alerte qui devrait faire revoir en profondeur les décisions diagnostiques et thérapeutiques et ainsi permettre une récupération des complications.
Le 3 janvier 2020 (consultation 1) : un homme de 44 ans, employé dans le BTP, sans antécédents médico-chirurgicaux, consulte aux urgences du centre hospitalier (CH) proche de son domicile, pour des douleurs abdominales récemment apparues. Aucune trace de ce passage dans le dossier hospitalier du patient.
Du 3 au 19 janvier : le patient continue de travailler. Selon les dires de sa famille, "il perd du poids, se plaint d’un ventre gonflé et de sueurs".
Le 19 janvier 2020 (consultation 2) : le patient n’est plus capable de travailler et reconsulte aux urgences du CH. "Douleurs périombilicales depuis un mois, tendance à la constipation mais 2 épisodes diarrhéiques. Pas de vomissement. Abdomen parfaitement souple. Orifices herniaires libres. Fosses lombaires souples.
Conclusion : Douleurs abdominales dues probablement à des troubles intestinaux fonctionnels. Biologie normale. Echographie de principe à réaliser en ville. Traitement symptomatique. Consultation gastro".
Le 28 janvier 2020 (consultation 3) : "Douleurs abdominales périombilicales (évaluées à 8/10), évoluant depuis la veille, pas de vomissement, ni d’arrêt des gaz, ventre souple mais douloureux".
Entre le 28 janvier et le 3 février, l’état de santé du patient continue à se dégrader. Ne disposant d’aucun moyen de transport, le patient ne peut réaliser l’échographie prescrite. Il continue à perdre du poids ne pesant plus que 53 kg le 3 février (soit une perte de 7 Kg en un mois).
Le 3 février 2020 (consultation 4) : devant cette aggravation, le patient se rend à nouveau aux urgences du CH pour "douleurs abdominales" ; "Patient de 44 ans venu ce jour pour une douleur abdominale, dit avoir vomi dans la nuit de samedi à dimanche, dernières selles datant de hier matin, diarrhée. TA 157/90 mmHg ; FC 117/min ; SaO2 99 % ; Température 35,7 °C ; depuis plus d’un mois, constipation et douleurs abdominales. Consultation il y a quelques jours aux urgences du CH, scanner abdominal fait le 28 janvier : distension colique sur stase stercorale, patient constipé depuis 2 jours, émission de selles quand il attendait aux urgences ce matin. Pas de fièvre, de vomissement ou de troubles urinaires. Examen : apyrétique, bonnes constantes hémodynamiques, anxiété ++, abdomen distendu mais souple et dépressible, pas de défense, FID et FIG libres, loges rénales libres, reste examen somatique normal.
Conclusion : douleur abdominale sur constipation chronique. Retour au domicile".
Prescription de Macrogol®, Carbosylane® et Contramal®. Arrêt de travail pour la journée (motif : "douleurs abdominales").
Le 4 février 2020 : afin d’avoir un deuxième avis, le patient se rend en consultation auprès du Dr A. médecin généraliste : "A consulté aux urgences la semaine dernière pour constipation, a eu un lavement efficace. Scanner abdominal normal selon le patient ? Aujourd’hui, toujours mal au ventre, mais douleur différente de la dernière fois. Abdomen gonflé. Prend du Forlax® tous les jours. Examen : abdomen distendu, induré, douloureux dans l’ensemble. -7 kg selon le patient. Selles liquides sous Forlax®. Auscultation : sibilants diffus, pas de dyspnée". Ordonnance du 5 février : "Movicol® un sachet le matin pendant 15 j si constipation, Trimébutine Almus® 100 mg : un matin, midi et soir et au coucher pendant 15 jours". Prescription d’une échographie abdominale pour "constipation chronique, abdomen distendu et douloureux)".
Le 7 février 2020 à 11 h 27 : appel au SAMU par le fils du patient pour son père qui "présente des douleurs abdominales depuis plusieurs mois, qui a vu son médecin hier et qui est plié en deux de douleurs". L’Assistante de Régulation Médicale (ARM) demande : "ce que le médecin a dit hier et la réponse est qu’il aurait évoqué quelque chose de coincé dans le ventre". L’ARM demande ensuite "s’il a de la fièvre et il lui est répondu qu’on ne sait pas car il a trop mal". L’ARM termine la conversation en disant, soit de consulter à nouveau le médecin généraliste, soit de ramener le patient aux urgences et de rappeler s’il y a un souci.
Remarque des experts
Toute cette conversation s'est déroulée avec un ton extrêmement sec et désagréable de l ’ARM au débit de voix très rapide et surtout avec un ton qui n'incite en aucune façon à rappeler même si cela a été dit très rapidement à la fin.
A aucun moment l'appel n'est passé à un médecin régulateur.
Aucune interrogation sur la nature de la douleur n'est faite.
A aucun moment il n'est demandé de parler au patient.
À 11 h 34, moins de 5 minutes après cet échange téléphonique : les pompiers reçoivent un appel de la belle-fille du patient pour avoir un moyen de transport car ils n’ont pas de véhicule, qu’elle a rappelé le SAMU et "qu’on lui a raccroché au nez".
L’appel était repassé par les pompiers à la même ARM "tout aussi désagréable" mais qui finit par transmettre l’appel au médecin du SAMU. La belle-fille décrit à nouveau la situation en expliquant que "son beau-père hurle de douleur, est plié en deux, transpire à grosses gouttes, il n’est pas possible de le calmer, il dit avoir très mal, que c’est insoutenable et répète d’appeler les pompiers". Le médecin régulateur après quelques questions rapides sur les résultats du scanner déjà réalisé et des précédents passages aux urgences, informe qu’une ambulance va être envoyée "mais qu’il y aurait du délai". Après une attente de près de 2 heures, en l’absence de l’ambulance promise, c’est dans le véhicule d’un voisin que le patient est conduit au centre hospitalier.
À 13 h 15 : hospitalisation au centre hospitalier, pour "douleur abdominale avec vomissements depuis quelques jours avec émission de selles. Apyrétique. Abdomen distendu avec défense abdominale généralisée".
À 13 h 30 : bilan biologique GB : 3800/mm3 dont 69,7 % de neutrophiles ; plaquettes : 461000/mm3 ; Hémoglobine : 14,9 g/L ; CRP 111,9 mg/L.
À 14 h 26 (médecin urgentiste) : "Se présente pour douleur abdominale évoluant depuis un mois, EVA à 10/10 ; a beaucoup vomi au domicile ; est allé à la selle hier en diarrhée. À l’examen météorisme abdominal important et à la palpation, l'abdomen est dur, Température : 36°C".
À 16 h 50 (chirurgien) : « A déjà consulté pour douleur abdominale les 19 et 28 janvier 2020. TDM du 28 janvier 2020 : rétrécissement de la charnière". Scanner réalisé en urgence "péritonite avec épanchement péritonéal et pneumopéritoine en rapport avec une perforation digestive. Mise en évidence de la lésion sténosante de la charnière recto-sigmoïdienne avec côlon dilaté au-dessus jusqu’au caecum et plat en dessous de l'obstacle".
18 h - 21 h : intervention chirurgicale. Diagnostic opératoire : Péritonite stercorale sur perforation diastatique du côlon droit, colostomie gauche sur baguette.
Au décours de l’intervention, transfert du patient dans une chambre simple sans surveillance spécifique.
Le 8 février 2020 (J1) : patient somnolent, polypnéique avec tirage intercostal, oligo-anurie, en état de choc : PA 65/48 mmHg, FC 125/min, Température à 35,5, SaO2 à 88 %.
16 h - 19 h 25 : réintervention, diagnostic opératoire : péritonite stercorale postopératoire par perforation et ischémie du côlon transverse. À l’induction, hypotension ayant nécessité la mise en place d’une solution de noradrénaline durant toute l'intervention.
En raison de transports en cours par les SMUR des deux départements lors de la fin de l’intervention (19 h 25), le véhicule chargé du transfert du patient ne parviendra au centre hospitalier qu’à 21 h 42. Peu après, le patient fait un arrêt cardio-respiratoire. Une réanimation cardio-respiratoire est réalisée mais n’empêche pas le décès du patient.
Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) par les ayants droit du patient pour obtenir réparation des préjudices qu’ils avaient subis (mai 2020).
Pour les deux experts, l’un anesthésiste-réanimateur, praticien hospitalier et l’autre chirurgien digestif exerçant en libéral :
"(...) Le décès est survenu des suites d’une péritonite postopératoire par lâchage des sutures effectuées le 7 février 2020. Ces sutures avaient été réalisées dans un contexte de péritonite stercorale (ce qui est toujours discutable) mais surtout elles n’avaient pas été protégées d’une stomie d’amont, la stomie ayant été réalisée en aval des deux sutures de perforation diastatique.
Les perforations diastatiques en amont de la tumeur de la jonction recto-sigmoïdienne sont survenues un mois après les premiers symptômes. Ceux-ci n’ont pas été pris en compte malgré quatre passages aux urgences du centre hospitalier (CH), les 3, 19 et 28 janvier ainsi que le 3 février.
Tous les moyens nécessaires n’ont pas été mis en œuvre lors de ces passages, malgré une aggravation des symptômes au fil du temps. Une hospitalisation s’imposait, avec réalisation d’un lavement aux hydrosolubles si une coloscopie ne pouvait être rapidement réalisée.
On remarquera qu’un toucher rectal n’a pas été réalisé au cours de ces 4 venues successives au CH. Or le toucher rectal fait partie de l’examen en cas de syndrome subocclusif radiologique et scannographique chez un patient qui revient pour la quatrième fois en moins d’un mois aux urgences pour des douleurs abdominales. Un toucher rectal aurait éventuellement pu permettre (mais ce n’est pas certain) de palper le pole inférieur de la tumeur.
A noter que le 8 février, le chirurgien, en réexaminant le scanner du 28 janvier à la lumière des constatations opératoires du 7 février 2020, jugera que la tumeur recto-sigmoïdienne était visible dès cette date. Mais c’est une appréciation portée a posteriori, le scanner du 28 janvier n’étant pas aussi clair quand on ne connaît pas le diagnostic final.
Lors de la consultation au cabinet du Dr A., celui-ci a vu le patient au lendemain du passage pour la quatrième fois aux urgences du CH. Il n’avait pas de "lettre de liaison". Il note : "vu aux urgences la semaine dernière pour constipation, a eu un lavement efficace, scanner abdominal normal selon le patient". Le Dr A. n’avait pas les clichés de scanner, restés à l’hôpital. On ne peut pas lui reprocher d’avoir méconnu un diagnostic non soulevé par quatre fois, auparavant, dans un hôpital. On remarquera de surcroît qu’il a demandé ce jour-là un bilan biologique, qui reviendra le 7 février.
La famille du patient a expliqué en réunion d’expertise qu’il "n’avait pas de médecin traitant". Le Dr A. ne l’avait pas revu depuis le mois d’octobre 2019.
Lors des appels au SAMU le 7 février 2020
- Lors du premier appel géré uniquement par une ARM et non passé à un médecin, l’appel est analysé comme étant celui d’un patient qui recommence un épisode douloureux pour lequel il a fait plusieurs passages aux urgences, sans apprécier l’évolution de la situation.
- Lors du deuxième appel, aucune prise en compte de l’importance de la douleur n’a été faite par le médecin probablement influencé par la lecture des observations de l’ARM.
Au total, les soins et comportements de l’équipe médicale du SAMU n'ont pas été conformes aux données acquises de la science médicale à l'époque du fait générateur, en particulier dans l'établissement du diagnostic de gravité.
Lors de la prise en charge aux urgences le 7 février 2020 : Le diagnostic de péritonite stercorale est posé très rapidement sans aucun retard.
Lors de la première intervention le 7 février 2020
L’intervention réalise la suture de deux perforations diastatiques (il s’agit de perforations coliques par hyperpression, en amont d’une tumeur sténosante de la jonction recto-sigmoïdienne). Il s’agit d’un acte risqué, dans la mesure où les perforations diastatiques surviennent toujours sur un côlon distendu à la vascularisation obligatoirement précaire. Le risque de réouverture dans un contexte de péritonite stercorale est donc majeur. Si, malgré tout, on décide de suturer les perforations, il est alors impératif d’établir une stomie d’amont, pour dériver le flux des matières en amont des perforations suturées. Or l’on constate qu’ici la stomie a été réalisée en aval des sutures, ce qui est strictement non conforme aux règles en la matière.
Par voie de conséquence, la réouverture des sutures était quasiment certaine, et la réouverture dans la grande cavité des perforations, le 8 février entraînera un choc septique et le décès du patient.
Lors de la seconde intervention le 8 février 2020
Il n’y a aucune critique à faire, l’intervention consiste en une colectomie subtotale avec iléostomie, ce qui était la seule solution envisageable.
On est frappé cependant du fait que le patient n’était pas surveillé en service de réanimation en postopératoire, ce qui explique sans doute qu’une insuffisance de remplissage se soit associée à la réouverture des sutures pour générer un choc septique particulièrement grave.
Au total
- compte tenu de l'absence de lien de causalité entre les dysfonctionnements relevés dans la régulation du SAMU et le décès du patient ;
- compte tenu de l’impossibilité pour le Dr A. de disposer de plus de moyens que le service des urgences de l’hôpital qui n’a pas admis le patient, la veille (le 3 février) alors qu’une amélioration transitoire sous traitement semblait exister ;
- compte-tenu :
- des passages répétés aux urgences (4 passages) sans prise en compte de l’aggravation,
- de l’intervention inappropriée réalisée le 7 février,
- et de l’absence de suivi en réanimation faisant suite à cette intervention.Les experts retiennent une perte de chance de 75 % à la charge exclusive du centre hospitalier. Cette perte de chance prend en compte :
- le fait que le patient, très démuni, n’avait pas fait l’échographie demandée le 19 janvier 2020 (dont le bénéfice pour le diagnostic aurait été cependant strictement nul), ni pris de rendez-vous de consultation en gastro-entérologie (le CH ne lui a pas proposé une consultation interne en ce sens) ;
- le fait qu’une tumeur recto-sigmoïdienne opérée peut être suivie d’une fistule (5 %) dont la mortalité peut atteindre 50 % au maximum ;
- à noter, par ailleurs, que la survie d’une telle tumeur T3N1 est de 50 % à 5 ans. (…)".
La Commission estimait :
"(…) Selon les experts, la prise en charge du patient par le centre hospitalier n’a pas été conforme aux règles de l’art tant sur les passages répétés aux urgences sans prise en compte de l’aggravation, que sur l’intervention inappropriée du 7 février 2020 et sur l’absence de surveillance rapprochée postopératoire. En revanche l’intervention de reprise réalisée le 8 février2020 était justifiée.
Toutefois, la CCI relève qu’une prise en charge optimale n’aurait pas supprimé tout risque de décès.
En effet, outre le fait que le patient n’avait pas réalisé l’échographie demandée le 19 janvier 2020, ni pris de rendez-vous de consultation en gastro-entérologie, il ressort du rapport d’expertise que la tumeur recto-sigmoïdienne dont il était atteint présentait un taux de survie de 50 % à 5 ans. De plus, dans le cadre du traitement de cette tumeur, il existait un risque de 5 % de fistule postopératoire pouvant atteindre 50 % de mortalité au maximum. La faute commise par le CH a donc fait perdre au patient une chance de survie.
La Commission, après en avoir délibéré, estime cette perte de chance à 75%.
En ce qui concerne le Dr A., médecin généraliste, il ressort du rapport d’expertise qu’il ne peut lui être reproché d’avoir méconnu un diagnostic non soulevé par quatre fois auparavant dans un hôpital, d’autant plus qu’il ne disposait ni d’une lettre de liaison, ni d’un compte rendu de scanner mais uniquement de l’examen clinique et des déclarations orales du patient.
En conséquence, aucune faute n'est imputable au Dr A. dont la responsabilité n'est pas engagée.
En ce qui concerne l’équipe médicale du SAMU, la Commission, après en avoir délibéré, retient que son comportement n’a pas été conforme aux données acquises de la science médicale, dans l’établissement du diagnostic de gravité, dans l’organisation du service et dans son fonctionnement.
Les membres de la Commission déplorent par ailleurs le comportement de l’ARM du SAMU lors des différents appels passés par la famille du patient, non conforme avec l’accueil d’un service d’urgences.
Toutefois, dans la mesure où le patient est parvenu à se rendre aux urgences par ses propres moyens le 7 février 2020 et a alors été pris en charge immédiatement, la Commission ne retient aucune perte de chance d’éviter le décès du patient en lien avec la prise en charge non conforme du SAMU.
En conclusion
La réparation des préjudices liés au décès du patient incombe au seul centre hospitalier pour une part de 75 % (…)".
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