Quand une femme enceinte se présentant aux urgences générales pour des douleurs abdominales est vue par un interne, le diagnostic doit être confirmé par un senior. Lui seul peut affiner le diagnostic étiologique intégrant la préservation de la grossesse en cas d’urgence chirurgicale.
En 2019, une femme de 34 ans, sans profession, accouche sans problème d'un fils au terme d'une grossesse normale. A noter qu’elle parle mal le français, mais le comprend bien.
Fin mars 2020, elle débute une seconde grossesse et est suivie par un obstétricien dans un hôpital privé disposant d’un équipement technique important, où elle peut s’exprimer dans sa propre langue. Cette grossesse se déroule normalement jusqu’en août 2020
Le lundi 10 août 2020, donc au terme de 22 semaines d'aménorrhée (SA), soit 4 mois et demi de grossesse, elle consulte en urgence un médecin généraliste, le Dr A., en raison de douleurs abdominales survenues dans la nuit après un retour de vacances le 08 août 2020.
Ce dernier, après un examen clinique complet, décide d’adresser la patiente aux urgences du centre hospitalier voisin de son cabinet, qu’il estime plus proche que l’hôpital privé où elle est suivie pour sa grossesse, avec la lettre suivante :
"Je vous adresse Mme X., terme à 24 SA. Pas d'ATCD particulier, pas de traitement. TA = 11/7, 80 bpm, apyrétique, P = 73 Kg. Elle présente des douleurs abdominales diffuses et une douleur épigastrique en barre, pas de défense, pas de contracture et un contact lombaire. Elle a des nausées et des vomissements +++ depuis cette nuit et n'arrive pas à s'alimenter. Pas de troubles urinaires associés. Elle n'a pas de métrorragies. Je vous l'adresse pour la poursuite de la prise en charge".
Le jour de l’expertise, le Dr A. expliquera qu'il pensait soit à une appendicite, soit à une pyélonéphrite, ce qui justifiait des examens complémentaires en urgence.
Le même jour à 13 h 30, consultation aux urgences gynécologiques du centre hospitalier. En raison de la crise sanitaire liée au Covid, la patiente est seule lors de son passage aux urgences car son mari n'est pas autorisé à l'assister. Celui-ci ne sera présent qu'à la fin de son passage, lors de la réalisation de l'échographie. Ceci explique les difficultés de communication entre la patiente et l'équipe médicale.
A son arrivée aux urgences, la patiente est prise en charge par l’interne de garde en obstétrique qui note l'existence de douleurs de la fosse iliaque droite, avec des vomissements, sans fièvre, ni diarrhée. L'examen clinique retrouve une douleur de la fosse iliaque droite mais sans défense. L'abdomen est souple.
L'examen obstétrical est normal, et une échographie obstétricale rapide confirme le bien-être fœtal. Biologie : GB. 17 830 /mm3 avec 89,1 % de polynucléaires ; CRP : 11 mg/L (normal< 5).
À 16 h 30, conclusion de l’échographie abdominale (pour éliminer une appendicite) : "Appendice non vu. Pas de signe indirect d'appendicite. Pas d'anomalie décelée pouvant expliquer la symptomatologie". Après discussion entre l'interne et l'échographiste, décision de non-indication d’un scanner abdomino-pelvien.
Vers 18 h 30, retour autorisé au domicile de la patiente en lui recommandant de reconsulter "en cas d'accentuation des douleurs ou de fièvre". Ordonnance remise avec prescription de paracétamol, de Spasfon® et d'Acupan®. L’explication donnée au couple est que : "les douleurs sont banales et probablement d'origine musculaire".
Dans le dossier, la conclusion du passage aux urgences est : "Pas de tableau évocateur d'appendicite. Retour à domicile avec antalgiques. Reconsulter en cas d'accentuation des douleurs ou de fièvre".
À noter qu’au cours de cette consultation, l’interne n’a pas fait appel au médecin senior de garde présent sur place...
Le mardi 11 août, les douleurs restant identiques, le mari de la patiente rappelle alors les urgences du centre hospitalier. Il lui est conseillé : "de ne pas revenir au centre hospitalier, et de contacter son médecin traitant". Le mari ne peut joindre le Dr A., mais obtient un rendez-vous avec le Dr B. qui est leur médecin traitant.
Le même jour, à 15 h, lors de la consultation du Dr B., les douleurs sont moins intenses que la veille. La patiente est apyrétique, la palpation abdominale ne retrouve pas de défense. Le Dr B. retient lui aussi le diagnostic de douleurs d'origine musculaire. Il prescrit une application de baume Aroma® en précisant à la patiente de revenir si les troubles persistent le lendemain.
Dans la nuit du 12 août, les douleurs persistant, et étant même devenues très intenses, le mari de la patiente appelle le 15 et une ambulance l’emmène à l’hôpital privé où elle est suivie pour sa grossesse.
À 4 h 06, le médecin urgentiste retrouve un abdomen météorisé se défendant à la palpation profonde, avec une douleur exquise au niveau de la fosse iliaque droite. Les examens suivants sont réalisés :
Le même jour à 16 h 30, intervention d’urgence sous coelioscopie : "Péritonite purulente généralisée, avec de nombreuses fausses membranes dans l'ensemble des quadrants abdominaux et en inter anses, en rapport avec un appendice perforé. Appendicectomie et lavage de la cavité péritonéale".
Au cours de cette intervention, des précautions étaient prises pour préserver la grossesse : pneumopéritoine à basse pression (8 mmHg), aucune manipulation de l'utérus.
À 18 h 15, fin de l’intervention, transfert de la patiente en soins intensifs. Prescriptions postopératoires : bi-antibiothérapie associant Rocéphine® et Flagyl®.
À 19 h 45, Nifédipine 20mg LP (Traitement préventif de l'apparition de contractions utérines).
À 20 h 23, dossier médical : "utérus souple".
Le 13 août à 6 h 35, appel de la sage-femme par la patiente en raison de l'apparition de contractions utérines depuis environ une heure : "col utérin court, perméable à 2 doigts, sans longueur fonctionnelle en échographie".
À 8 h 32, avis obstétricien : "Col de l'utérus court, perméable à 2 doigts. Poche des eaux bombante dans le vagin". Etant donné le terme très précoce incompatible avec une réanimation néonatale, patiente placée sous Atosiban (note des experts : traitement visant à stopper les contractions utérines) et sous corticothérapie (note des experts : pour favoriser la maturation pulmonaire de l'enfant en cas d’accouchement prématuré).
Décision d’un transfert en urgence de la patiente en maternité de type 3 au CHU, l'équipe obstétricale de l’hôpital privé estimant qu'il est possible de stopper le travail ou au moins de le ralentir de quelques jours, alors que l'on est très près du terme de viabilité minimale 23 SA.
À 12 h, La patiente est admise en salle de naissance de la maternité du CHU, la situation ayant rapidement évolué dans un sens très défavorable avec une mise en travail malgré le traitement prescrit. En effet les contractions étaient devenues plus fortes et surtout le col utérin était largement ouvert à 4 cm avec une poche des eaux bombante dans le vagin. Il est alors annoncé au couple que rien ne pourra arrêter le travail et que, du fait du terme très précoce de la grossesse, il ne sera pas possible de sauver leur enfant.
L'expulsion complète du fœtus dans sa poche avec le placenta a lieu à 22 h 30. L'enfant né vivant de sexe masculin et pesant 518 grammes.
Il sera en arrêt cardiaque à 22 h 40.
Suites de couches immédiates simples. Transfert de la patiente dès le lendemain dans le service de chirurgie digestive du CHU où l’antibiothérapie est poursuivie, étant donné l'importance de l'infection initiale.
Le 21 août, retour de la patiente à son domicile.
Le 31 août, patiente revue en consultation de contrôle par son obstétricien. Cette consultation est rassurante et sans particularité. Par la suite, la patiente verra une fois en consultation une psychologue et deux fois un psychiatre.
Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) par la patiente pour obtenir réparation des préjudices qu’elle avait subis (décembre 2020).
Pour les deux experts, exerçant en libéral l’un gynéco-obstétricien et l’autre chirurgien digestif :
« (…)
1 - L'enfant est décédé du fait de sa naissance trop prématurée à 4 mois et demi de grossesse, à un terme où aucune prise en charge médicale n'est possible pour espérer sauver un enfant : sa mère présentait une péritonite d'origine appendiculaire qui a nécessité une intervention chirurgicale en urgence. Dans les suites de cette intervention, la patiente est entrée en travail malgré la mise en œuvre de traitements qui se sont avérés inefficaces.
La perforation de l'appendice a été reconnue comme le facteur prédictif le plus important de morbidité maternelle et fœtale. Celui-ci est diversement apprécié dans la littérature, les études étant évidemment toutes rétrospectives et portant habituellement sur un nombre peu élevé de cas.
Le retard diagnostique expose à un risque de complication de l'appendicite vers la perforation appendiculaire, qui est associée à un taux de perte fœtale allant de 20 à 35 % (contre 1,5 % en l'absence de perforation)1.
D'autres publications estiment que le risque de perte de l'enfant est de 6 %, et que le risque d'accouchement prématuré est entre 3 et 8 % moins élevé par voie coelioscopique que par laparotomie. Plus les lésions sont importantes, plus le risque fœtal est élevé passant de 3,4 % en cas d'appendicite simple à 12,1 % en cas d'appendicite compliquée2.
Les chiffres donnés dans la littérature sont donc assez hétérogènes selon les séries. On comprend toutefois que tout retard au diagnostic augmente le risque de perte fœtale.
2 - En ce qui concerne la responsabilité de chacun des intervenants
Se fondant sur les conclusions du rapport d’expertise, la Commission estimait que "la réparation des préjudices incombe au Groupe hospitalier à hauteur de 23 %".
La revue Prescrire a récemment publié deux articles concernant le diagnostic de l’appendicite chez l’adulte.
La conclusion du premier article est la suivante :
"(…) Chez les adultes, l’élément qui semble le plus utile pour retenir ou écarter une appendicite, est la localisation de la douleur en fosse iliaque droite. A l’examen physique une contracture abdominale semble être le signe le plus utile pour retenir une appendicite. L’absence de défense abdominale et l’absence de rebond douloureux semblent être les signes qui contribuent le plus à écarter cette éventualité. Quand l’incertitude reste grande après l’entretien et l’examen physique, des examens paracliniques tels qu’une NFS et une imagerie abdominale (tomodensitométrie ou échographie), ainsi qu’une réévaluation clinique dans les heures qui suivent le premier examen sont souvent utiles pour retenir ou écarter une appendicite (…)".3
Dans le deuxième article, il est précisé que :
"(…) Une synthèse méthodique de 136 études a évalué les performances de l’échographie abdominale effectuée par un radiologue pour le diagnostic d’appendicite. En moyenne, chez des adultes ou des enfants avec des signes évocateurs d’une telle affection, la sensibilité de cet examen a été de 85 % et sa spécificité de 90 % ; chez les femmes enceintes, la sensibilité a paru de 70 % (…)".4
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